Premières salves du front de libération des orteils pâles...
Juillet sous le soleil fait fleurir les orteils. Le Front de libération des orteils pâles (FLOP) a entamé sa croisade pour clouer au pilori chausses, chaussettes, chaussons et chaussures. Le FLOP s'apprête à frapper à toutes les portes et à envahir les plages et les dunes. Le comité de résistance à l'abandon des chaussettes (CRAC Boum ! Hue !) en appelle à la mobilisation dans les tiroirs !
And now, pour toi lecteur, ma nouvelle qui vient de recevoir le Prix Marie de Butlar de nouvelles libres de la Saintonge littéraire. Merci aux membres du jury qui en ont apprécié la lecture.
Faux
socle en trigone
(clin d'oeil à l'Antigone de Sophocle)
Faux
socle en trigone
La
première fois c'était il y a si longtemps ! Il en avait
réchappé avec une épingle à cheveu sur sa ligne de vie. Quand il
avait ouvert les yeux, derrière lui le précipice. Devant, aussi
loin qu'il puisse voir, une droite fuyante s'évaporant à l'horizon.
On lui avait dit que sa mémoire s'était noyée dans les marais de
Prypet où beaucoup de soldats du général Broussilov avaient perdu
leurs illusions. Il devait avoir 18 ans. Ou peut-être 17 ! Qui
aurait pu lui dire ? Si ce n'est ses parents. Du moins ceux
qu'on lui avait présenté comme tels. Les brancardiers russes
s'étaient fiés aux maigres indices pour le ramener à Slavenshchyna
Il était Mikhaïl Bojak, fils et petit-fils de paysans ukrainiens.
Ils en avaient décidé ainsi. Comment mettre en doute la parole d'un
officier dans une guerre qui anéantit les hommes autant que les
souvenirs ?
Mikhaïl Bojak il était. Mikhaïl Bojak il resterait.
Et qu'importe s'il ne comprenait rien à leur langue. Quelle
importance si le décor ne lui évoquait que le vide de sa mémoire
défaillante. Après tout, ses bras ne seraient pas de trop à la
ferme. Le siècle était né une quinzaine d'années plus tôt.
Mikhaïl renaissait dans un corps d'adulte, taciturne et travailleur.
Il était le fils absent, revenu de sa guerre avec quelques
centimètres en moins. « La taille des illusions. Celles qu'on
laisse en chemin quand on oublie d'où on vient et qu'on ne sait plus
où on va », lui expliquera bien plus tard Milovan. Faut dire
que Milovan était bien le seul à ne jamais avoir été dupe. Avec
Bogdana bien sûr ! Bogdana, la fille de la ferme voisine,
blonde comme les blés d'Ukraine, les pommettes saillantes comme des
fruits gorgés de soleil. Bogdana qui avait réussi à convaincre
Mikhaïl que Slavenshchyna était bien le plus bel endroit du monde.
En l'épousant, elle épousait son mystère. D'un trait de signature,
Bogdana rentrait dans la famille Bojak et Mikhaïl faisait de Milovan
son beau-frère.
Milovan
qui parle haut et qui rit fort. Milovan qui n'aurait pour rien au
monde renié son idéal révolutionnaire et que rien n'avait fait
renoncer à sa liberté. Pour Mikhaïl, Milovan avait le côté
rassurant d'un frère, toujours présent pour lui servir de guide et
de confident. Il y avait bien sûr Bogdana, sa Boudlaska
comme
il l'appelait, parce que c'était le premier mot ukrainien qu'il
avait réussi à retenir. Bogdana qui lui avait donné deux beaux
enfants. D'abord Alevtina, frêle comme une alouette, surnom dont
l'avait affublée Milovan et qui lui était resté même si elle
s'était un peu remplumée depuis qu'elle avait épousé son
ingénieur à Moscou. Et puis était venu Anatoli, costaud comme un
bûcheron, capitaine des pompiers de Prypiat, lui-même père de la
belle Anissia en qui Mikhaïl retrouvait l'insouciance et la malice
de Bogdana lors de leurs premières rencontres. Pour Milovan, Anissia
était et resterait La
Petite. Celle
qu'il avait vu grandir et qui lui rappelait cruellement que lui,
autant que Mikhaïl, cumulaient désormais cinq fois plus de
printemps qu'elle.
De printemps, cette année 1986, il n'y en eut pas.
Morose et maussade comme un hiver qui jouait les prolongations. Et
pourtant ! Mikhaïl ne se doutait pas encore que sa ligne de vie
allait se retrouver brisée une seconde fois, soixante-dix ans après
la première fêlure. C'était le 26 avril. Samedi soir sur la Terre.
Dans la journée, les gars de la coopérative de Slavenshchyna,
Oblast de Jytomyr, avaient sorti leurs semoirs et leurs herses. Les
uns s'étaient activé au roulage des céréales d'hiver pendant que
les autres avaient ensemencé les parcelles destinées à la
production de betteraves sucrières. Mikhaïl avait observé toute
cette agitation avec un brin de nostalgie. Cela faisait quelques
années qu'on l'avait poussé vers la sortie. Milovan l'avait rejoint
quand une escouade d'hélicoptères militaires les avait survolés.
« On
dirait que les années, les moustiques volent en escadrille »,
avait observé Milovan avant de raconter à Mikhaïl les dernières
blagues qui se racontaient entre camarades à propos des successeurs
de Brejnev et de cette Glasnost dont on commençait à entendre
parler jusqu'à Slavenshchyna « Glasnost de la vodka oui !
Elle est translucide quand tu la bois. Mais dès que tu l'as bue,
tout devient opaque », avait-il cru bon d'ajouter. Et puis, ils
avaient vu débarquer dans la cour de la ferme la Moskvitch 412
brinquebalante d'Anatoli. Sauf que ce n'était pas lui qui était au
volant. C'était Darena, la mère d'Anissia qui conduisait. La
Petite avait
pris place sur le siège passager. Mikhaïl avait eu un mauvais
pressentiment en voyant leurs mines graves. Bogdana qui était en
train de préparer le bortsch du dimanche avait suspendu son geste.
Le temps s'était figé une fraction de seconde. Juste assez pour que
la fin de la ligne de vie de Mikhaïl s'incurve et s'oriente vers le
début dont il ne subsistait qu'une trace indicible.
C'est
en effet ce jour-là que le destin de Mikhaïl Bojak allait basculer
une seconde fois. Il se retrouvait avec une ligne de vie en triangle
dont les sommets n'avaient plus qu'à se rejoindre pour fermer la
boucle. Bien sûr, il ne s'était rendu compte de rien. Ce n'est
qu'au bout du chemin que Milovan lui fit cet aveu : « J'avais
compris pas mal de choses. Tu as été bien plus qu'un frère pour
moi. Une statue du commandeur. Un guide. Mais tellement fragile sur
tes fondations. Tu étais debout sur un faux socle en trigone. »
L'image lui était restée collée à la peau. Ce n'était que trois
jours plus tard que le simple incident dont on avait parlé prenait
une ampleur beaucoup plus dramatique. L'inquiétude avait gonflé au
fur et à mesure que le nuage venu de Tchernobyl se propageait.
Anatoli n'était pas rentré et Alevtina, l'Alouette
selon
Milovan était venue spécialement de Moscou. Elle ne riait plus du
tout quand elle a annoncé : « Vassili,
mon mari, travaille avec Valeri Alexeevitch Legassov. Un éminent
savant de l'Académie des sciences. Je sais ce qui se passe à
Tchernobyl. Je vous conseille de partir d'ici. »
A partir de là,
les événements s'étaient accélérés. Bogdana s'était murée
dans le silence et Anatoli s'était éteint le jour-même où sa mère
devait fêter son 84e anniversaire. De fête, il n'y en eut pas. Ni
ce jour, ni plus jamais à Slavenshchyna Pour Mikhaïl, la glaciation
était en marche et plus rien ne pouvait l'arrêter. C'était sans
compter sur l'appétit de vie d'Anissia et de Milovan dont elle
s'était attiré la complicité pour ourdir un projet qui aurait pu
paraître insensé aux esprits les plus fantaisistes. Entre-temps, à
l'automne, Bogdana avait rejoint son fils Anatoli parmi les étoiles
sans plus jamais avoir prononcé le moindre mot. Sur son lit de mort,
elle était enfin redevenue sereine. Mikhaïl lui avait fermé les
yeux et s'était tourné vers Milovan. « Tu es pour moi le
frère que je n’ai jamais eu. Je suis né ici, mais plus rien ne
m'y retient. Ne m'abandonne pas maintenant. »
La
déclaration avait surpris Milovan. D'ordinaire, Mikhaïl ne livrait
guère ses émotions. Pour Milovan, les mots de son beau-frère
résonnaient comme une adhésion implicite à l'enquête que La
Petite avait
commencé à mener. D'où il ressortait que le Mikhaïl Bujak en
question n'était sans doute pas le Mikhaïl Bojak parti de
Slavenshchyna en 1915. Une conclusion à laquelle Anissia était
parvenue en se penchant sur les vieilleries que Bogdana avaient
enfouies dans un coffre en bois poussiéreux. Sa grand-mère ne lui
en avait jamais parlé. Sans doute savait-elle quelque chose mais
sans doute aussi pensait-elle préserver Mikhaïl en gardant le
secret. Selon La
Petite, son
grand-père, qu'elle appelait affectueusement son Didous
était probablement un soldat de l'armée allemande qui, pour sauver
sa peau dans les marais de Prypet aurait troqué sa tenue contre un
uniforme de l'armée tsariste avant d'être blessé et frappé
d'amnésie.
« Tu
vois ce qui nous reste à faire pour remonter le temps ? »
avait déclaré triomphalement Anissia à Milovan en revenant voir
son Didous
au
printemps 1988. Deux ans déjà que le feu nucléaire avait consumé
Anatoli. Mikhaïl et Milovan avaient finalement pu rester à
Slavenshchyna et s'étaient installés ensemble sous un même toit.
L'armée soviétique s'apprêtait à quitter l'Afghanistan et Mikhaïl
fêtait ses 90 ans. En revenant de Kiev où elle et sa mère
habitaient un
modeste
appartement, La
Petite n'avait
pas pris de gants pour annoncer les résultats de ses recherches :
« Mon Didous,
tu es mon Didous,
mais je crois que tu n'es pas le Mikhaïl qu'on croit. » Aussi
étonnant que cela puisse paraître, Mikhaïl ne s'en était pas
offusqué et avait même renchéri : « Je le pense aussi
Nissia. Dans mes rêves, il y a des mots qui me reviennent, des
images que je vois et qui n'ont rien en commun avec Slavenshchyna »
A
partir de là, tout parut plus simple. Milovan n'avait plus à se
cacher pour continuer à bricoler le vieux tracteur T40 sorti des
usines d'état de Minsk et dormant depuis des années au fond du pré.
Pour le confort des passagers, il allait passer l'été à aménager
une vieille remorque
en
y installant la banquette arrière d'une GAZ Volga M21 sortie en 1958
de l'usine d'assemblage de Nijni Novgorod.
« C'est
le camarade Joukov, héros de la Grande Guerre patriotique qui
m'avait offert cette berline de luxe pour les renseignements que je
lui avais fournis lors de la préparation de l'opération Bagration à
l'été 44. Le maréchal m'avait dit : « Tu fais partie de
ceux qui mèneront l'URSS vers le XXIe siècle. » Je n'allais
pas refuser le cadeau. Et la banquette arrière de la Volga a vu des
choses que la décence me défend de te décrire », avait
expliqué Milovan à son « frère de combat ». Avec les
années, la rouille et les hivers avaient fini par avoir raison de la
M21. Milovan avait tenu à récupérer la banquette des délices,
ainsi que le capot orné d'un renne bondissant et les pare-chocs à
bananes.
Le
projet était à la fois simple et compliqué. Il fallait traverser
l'Europe d'Est en Ouest à bord d'un attelage rocambolesque d'un
autre temps et avec un équipage alliant une jeune fille de 18 ans et
deux quasi nonagénaires. Deux vieux chênes dont l'un avait besoin
de consolider ses racines pour résister à l'usure du temps. Grâce
à une lettre manuscrite, Anissia avait réussi à localiser un point
sur la carte. Cela lui avait pris un certain temps jusqu'à ce
qu'elle comprenne que la destinataire de la lettre perdue dont elle
attribuait l'origine à Mikhaïl habitait non pas en Allemagne mais
en Alsace dont les ressortissants de l'époque avaient été
mobilisés dans l'armée du Kaiser Guillaume II. Coup sur coup, deux
éléments allaient faciliter le projet. Tout d'abord, la chute du
Mur de Berlin le 9 novembre 1989, avec l'ouverture des frontières
qui s'en suivait. Puis, l'aide de L’Alouette
usant
en sous-main de ses appuis « diplomatiques » dans les
allées proches du pouvoir du Kremlin.
C'est ainsi que le
solstice d'été de l'année 1990 marquait une troisième naissance
dans la vie tumultueuse de Mikhaïl Bojak en quête de son identité
perdue. Les premiers jours de l'expédition furent une agréable
partie de campagne sur les routes ukrainiennes où Milovan avaient
connu tant et tant de camarades. Les retrouvailles étaient
chaleureuses et arrosées. Puis vint le passage en Pologne. La
Pologne qui était encore un pays frère. Un petit frère qui prenait
de plus en plus ses distances avec son aîné qui n'avait eu de cesse
de le protéger. C'est du moins la conviction que Milovan s'était
forgée tout au long de sa vie. Sauf que là il devait déchanter.
Partout, on lui racontait une autre histoire. Celle où le Grand
Frère, à force de vouloir garder la main mise sur l'héritage du
socialisme en finit par étouffer son cadet. « Je suis bien
obligé d'accepter la réalité camarade. Pour mieux avaler les
couleuvres, sers-moi encore une bonne dose de Sliwowica »,
éructait Milovan en s'avalant d'une traite son verre d'alcool d'état
flirtant avec les 70°.
Anissia découvrait
avec ses yeux d'adolescente un monde qu'elle ne soupçonnait pas et
Mikhaïl se taisait, obnubilé par ce retour aux sources. De quoi ?
Il ne savait pas lui-même. Ils traversèrent la Tchécoslovaquie
sans coup férir. Le 10 juillet, l'autoproclamé « Kapitan
Milovan » frappait à la frontière allemande, fier comme un
officier sur son navire-amiral. En l'occurrence, un T40 de la grande
époque soviétique. Le même jour, Mikhaïl Gorbatchev est réélu
au poste de secrétaire général du parti communiste, la grogne
monte chez les mineurs russes et les voyageurs de Slavenshchyna
passent à l'Ouest... Plus ils avançaient, plus la brume se
dissipait pour Mikhaïl. Il avait maintenant le sentiment de rentrer
chez lui après une très longue absence. Il saisissait au vol des
mots d'encouragement. Cette langue lui était familière, mais il se
sentait incapable de répondre.
Il était Mikhaïl
Bojak, paysan de l'Ouest de Kiev. Sur son kolkhoze, on ne parlait que
l'ukrainien ou le russe. D'autres vérités n'allaient pas tarder à
surgir.
Une
fois de plus, c'est Anissia qui alluma la mèche en lançant dans la
conversation, de façon impromptue, le nom d'Anna Schaber. Mikhaïl
eut un sursaut. Pourquoi ce patronyme lui évoquait-il quelque
chose ? Anissia en remit une seconde couche : « Dis-moi
Didous.
Si je te dis Pfulgriesheim, qu'est-ce que tu me réponds ? »
Que voulait-elle qu'il lui réponde ? Le nom sonnait bien à sa
mémoire, mais personne ne venait ouvrir. Au détour d'une halte en
Bavière, Milovan exposa son hypothèse à Mikhaïl. Au regard des
recherches de La
Petite et
des effets découverts dans la vieille malle de Bogdana, tous les
deux en étaient arrivés à une même conclusion : Mikhaïl
serait né en Alsace, dans un village du nom de Pfulgriesheim où il
aurait connu une certaine Anna Schaber. Il se trouve qu'au moment où
il fut incorporé dans l'armée impériale allemande, Anna était
enceinte. Du moins, c'est ce que laissait entendre la dernière
lettre non envoyée découverte dans une des poches du blessé de
guerre Mikhaïl Bojak :
Ma
tendre Anna,
Ici la nuit dans les marais, le froid est encore plus vif que
dans le Kochersberg. On n'est pourtant que début septembre. Je
voudrais tant être avec toi à préparer les vendanges. Tu me
manques terriblement. Les Russes nous bombardent sans arrêt.
Beaucoup de camarades sont morts ou blessés. J'ai de la chance de
pouvoir t'écrire encore. Je n'aime pas cette guerre. Ce n'est pas la
mienne. Tous les jours, je prie Marie pour pouvoir passer la Noël
avec toi et notre enfant qui viendra peut-être pour la
Saint-Nicolas. Nous le baptiserons ensemble sous le clocher de
Pfulgriesheim. Je t'aime du plus profond de mon être. Prends bien
soin de toi et de Mamema.
Ton
Jakob
Autant
d'informations d'un seul coup avaient laissé Mikhaïl perplexe. Si
tout cela était avéré, il se retrouvait avec une famille en Alsace
et une autre en Ukraine. Le grand écart pour une vie en désordre.
Comme les lettres composant le prénom Jakob et son ukrainien de
Bojak. Il en venait presque à sourire, perdu dans ses pensées quand
le T40 se mit à faire des siennes, toussotant, crachotant jusqu'à
un dernier râle sur les hauteurs du lac de Constance. Milovan suait
à grosses gouttes. Il eut un regard désespéré en voyant une large
flaque d'huile noire tracer son sillon sur le bitume. Ainsi donc, le
sort voulait-il que Mikhaïl ne referme jamais la boucle. C'était
sans compter sur la détermination d'Anissia. C'est elle qui eut
l'idée de solliciter le soutien de la population de Ravensburg,
attendrie par le trio venu de l'Est. On leur indiqua une ferme du
côté de Lanzenreute où on leur prêterait peut-être un tracteur
de rechange afin qu'ils puissent aller au bout de leur quête.
Le
fermier était un grand gaillard rougeaud et avenant, passionné de
machines agricoles qu'il récupérait dans les environs pour leur
redonner une nouvelle jeunesse. Il venait de restaurer un « petit
bichou ». Autrement dit, un Nuffield Universal 3 rouge des
années 60, trois cylindres Diesel de 35 chevaux, soit cinq de moins
que le T40. Pour Milovan, l'honneur était sauf. Ce qui ne l'empêcha
pas de grommeler et de pester après cet ersatz de tracteur qu'il eut
tôt fait de surnommer Le
Rouge, non
seulement en référence à sa couleur, mais aussi pour garder le
lien avec son âme de révolutionnaire invétéré. C'est donc à
bord du Rouge
tractant
sa remorque aménagée en roulotte que l'équipage franchit le Rhin
le matin du 21 juillet 1990. Soit pile 21 ans après que Neil
Armstrong de l'empreinte de son pied n'ait défloré la virginité
lunaire. 21 ans après, Mikhaïl Bojak pose le pied en Alsace.
Milovan ne put s'empêcher une comparaison risquée : « Un
si petit pas pour l'Humanité, un pas en avant pour un pas de géant
en arrière... »
La
remontée de la plaine d'Alsace se fit sans un mot échangé. Mikhaïl
s'était perdu dans la contemplation des sommets arrondis marquant
l'horizon. Anissia appréhendait la fin de l'aventure et tout ce qui
pouvait en découler. Quant à Milovan, il se laissait bercer par les
tressautements du Rouge
tout
en sifflotant les notes de l'Internationale ouvrière. C'était un
dimanche. La circulation était intense et les automobilistes
perdaient parfois patience avant de pouvoir doubler cet étonnant
attelage
sorti d'ailleurs, d'un autre temps et d'une autre guerre. A
Pfulgriesheim comme ailleurs, les travaux des champs s'étaient mis
en villégiature le temps d'une respiration dominicale. Le village
était alangui sous la chaleur estivale. Milovan gara le Rouge
et
sa caravane vintage sur la place fleurie, devant la mairie, en face
du clocher de l'église.
Pour Mikhaïl,
l'heure de vérité était proche. Il commençait à se faire à
l'idée d'avoir vécu deux vies en une seule. A la fois Mikhaïl
Bojak, fils d'Ukraine, et Jakob, sans plus de précision, combattant
malgré lui dans les rangs de l'Empire germanique. Mikhaïl ou Jakob,
Mikhaïl et Jakob, qu'importe l'étiquette, c'était le produit qui
comptait. Et pour Milovan, une chose était sûre, le vieillard qu'il
avait en face de lui était bien plus qu'un frère. Un homme pur qui,
toute sa vie, aura construit pierre après pierre son faux socle en
trigone qui pourrait l'élever en héros anonyme parmi les victimes
anonymes d'un siècle finissant. Le regard de Mikhaïl restait
obstinément braqué sur le clocher qui frappa trois coups. Anissia
alla se détendre les jambes devant la vitrine de la quincaillerie
North. Un volet s'entrebâilla. Une femme à peine plus jeune que
Milovan apparut à la fenêtre.
Vous cherchez
quelqu'un ?
Pardon madame,
reprit Anissia. Pouvez-vous nous renseigner ? Y a-t-il une
famille Schaber dans le village ?
La femme eut l'air
surpris. Elle ouvrit le volet en grand. Son regard se posa sur le
curieux attelage garé sur la place.
Vous, vous n’êtes
pas d'ici !
C'est le moins
qu'on puisse dire. On vient même de très loin, reprit Milovan.
Mais les premières impressions sont parfois trompeuses.
La femme ne releva
pas l'insinuation et revint sur la première question que lui avait
posée Anissia.
Mikhaïl n'avait
toujours pas bougé. Il surprit tout le monde en déclarant d'une
voix monocorde et sans appel :
A partir de là,
tout s'accéléra. Une famille en promenade s'était arrêtée pour
admirer le Nuffield Universal maladroitement maquillé en T40. Ce qui
ne trompa pas longtemps un vieux cultivateur du coin qui en avait vu
passer des tracteurs. « Mais jamais un AVTO avec cette
tête-là », asséna-t-il à Milovan qui tentait de le
convaincre du contraire. Fendant le petit attroupement qui s'était
formé autour du trio improbable que représentait Anissia et ses
deux acolytes, un homme rondouillard, dans la force de l'âge,
s'avança vers Mikhaïl et lui tendit la main. « Jean-Pierre
Lentz, je suis le premier adjoint au maire de Pfulgriesheim. Ravi de
vous rencontrer. On m'a dit que vous cherchiez une dénommée Anna
Schaber ? » Mikhaïl ne réagit pas immédiatement. Sa
main était restée collée dans celle de son interlocuteur. Une
bulle avait éclaté à la surface du bouillon de ses souvenirs.
Lentz, mais c'est bien sûr ! Il connaissait ce nom. Et il était
même capable de situer la
ferme Lentz par
rapport à l'église. Direction Lampertheim, sur la gauche. C'est
tout ce qui lui revint avant que le couvercle de sa mémoire ne se
referme.
C'était
à la fois peu et énorme ! Cette fois-ci, le doute n'était
plus permis. Mikhaïl, alias Jakob, avait vécu ici. Il ne pouvait
plus en être autrement. L'adjoint au maire qui était plutôt du
genre avenant proposa à Milovan de garer le Rouge
et
la remorque dans la cour de sa ferme à
colombages
et de partager une bouteille de Riesling fraîche avec ses
« invités » : « J'étais en train de regarder
la dernière étape du Tour de France. Mais un Ukrainien à
Pfulgriesheim, ça vaut bien un Américain en jaune sur les
Champs-Elysées. » La considération passa par-dessus la tête
d'Anissia, impatiente de défaire enfin les nœuds de la pelote de
vie de son Didous.
Comme
il était encore de coutume à cette époque, Jean-Pierre hébergeait
alors sa vieille mère dans la ferme familiale. Une dame d'un âge
certain qui se joignit à eux sous la tonnelle.
Cette fois-ci,
c'est Milovan qui annonça la couleur après une première gorgée de
riesling dont il se pourlécha les lèvres. Il passa les détails de
leur équipée sauvage à travers une Europe en mutation pour arriver
directement à l'essentiel. En l'occurrence Anna Schaber. « Pauvre
femme », geignit la vieille Marthe en entendant ce nom. « Elle
n'a pas eu beaucoup de chance dans sa vie. Quand son Jakob est revenu
de cette boucherie, la petite était né. Il était si bel homme
quand il est parti. Au retour, il n'était plus que l'ombre de
lui-même. Les parents Hirt ne s'en sont pas remis. Encore moins
quand Jakob leur a annoncé qu'il lâchait la ferme. Il est allé
travailler à la brasserie Kronenbourg. Je crois que ça ne l'a pas
aidé. Anna était malheureuse mais personne ne pouvait rien y faire.
Ils sont allés s'installer en location à l'entrée de Strasbourg.
Pensez donc, un paysan d'ici, partir pour la ville ! »
Au
fur et à mesure que Marthe parlait, Mikhaïl se tassait dans son
siège. Milovan et la Petite
échangeaient
quelques regards furtifs et dubitatifs. Le récit de leurs hôtes
n'allait pas dans le sens de l'histoire qu'Anissia avait si
patiemment élaborée. Ainsi donc Jakob était revenu de la guerre.
Et s'il était revenu, Mikhaïl ne pouvait pas être Jakob. Et s'il
n'était pas Jakob, qui était-il puisqu'il n'était pas non plus le
Mikhaïl Bojak originel ? Le riesling gouleyant n'arrangeait
rien à la transparence des idées. Au contraire, il jetait un voile
de brume supplémentaire sur un scénario de plus en plus embrouillé.
Jean-Pierre joua à merveille son rôle d'ambassadeur de sa commune
en proposant une visite du village avant d'ajouter d'un ton
malicieux : « La capitale mondiale de la tarte flambée et
je vous laisserai en témoigner chez vous là-bas si Lénine le veut
bien. » Milovan allait réagir au quart de tour. Il réussit au
dernier moment à dominer son tempérament et à mettre son honneur
de côté. « Et un centimètre de moins dans les illusions »,
pensa-t-il.
L'air de rien,
Jean-Pierre laissa Mikhaïl en tête du groupe. Celui-ci bifurqua
instinctivement dans la rue qui monte vers Pfettisheim. Au bout d'une
bonne centaine de mètres, il marqua un arrêt. Quelque chose
manquait dans son décor. « C'est ici qu'habitait la famille
Hirt. La vieille maison alsacienne a été rasée dans les années
60. Elle était sur le point de s'écrouler. » Tel un chien de
chasse à l'arrêt, Mikhaïl ne bougeait plus. La marmite des
souvenirs s'était remise à bouillir et cette fois-ci, les bulles
éclataient en perles. Il en était sûr désormais. Il s'était bien
appelé Hirt. Le prénom de Jakob lui était familier. Mais, à côté
de Jakob, il y avait aussi un Mikhaïl. Ou plutôt un Michaël.
Simple transcription ou homonymie approximative ? Jean-Pierre ne
lui laissa pas le temps de trouver la réponse. C'est lui qui proposa
instantanément : « Je vous propose de passer au cimetière
où repose Jakob Hirt. Je crois que c'est l'alcool qui l'a tué,
autant que la perte de son frère. »
Son frère ?
interrogea Anissia.
Oui, je ne l'ai
pas connu bien sûr. Mais on en a tellement parlé dans le village.
Et que lui est-il
arrivé à ce frère ?
Tombé au champ
d'honneur. Mort pour la France. Ou pour l'Allemagne. Vous savez,
ici en Alsace, beaucoup sont morts sans savoir pourquoi ni pour qui
ils combattaient. Alors on a simplement inscrit Michaël Hirt sur
la plaque des soldats morts pour la patrie.
Il s'appelait
Michaël ?
Mikhaïl s'était
assis sur une pierre en grès rose et poursuivit lui-même le récit :
d'ailleurs
que personne n'arrivait à faire la distinction entre les deux. J'ai
des images qui me reviennent maintenant. C'était
juste avant la guerre. C'était au printemps. Ce jour-là, avec mon
frère, on était allé courir dans les champs. Une gamine du village
nous avait suivis. On l'avait fait marcher. On n'arrêtait pas
d'échanger nos prénoms. Elle devait avoir une dizaine d'années. Je
me souviens de ses tresses relevées au-dessus de sa tête. On lui
avait révélé notre secret. Le seul signe qui nous permettait de
nous distinguer : Jakob avait une tache de naissance située
juste sur le haut de sa fesse droite. Elle avait voulu la voir. Elle
nous avait montré un grain de beauté à la base de son sein gauche
pas plus gros qu'une mirabelle. Un jeu bien innocent pensions-nous à
l'époque.
Et cette fille, c'était ?
Anna Schaber. C'était Anna !
Et toi dans l'histoire, le coupa Milovan.
Mikhaïl se renferma dans son mutisme. Si Jakob était revenu du
front de l'Est, il ne pouvait être que Michaël. Mais alors pourquoi
avait-il la lettre adressée par Jakob à Anna ?
Malgré ce semblant d'éclaircie, le mystère demeurait entier. Il
était à peu près certain que Mikhaïl était né à Pfulgriesheim,
Alsace, sous le patronyme de Hirt. Le plus probable était qu'il se
soit appelé Michaël Hirt. Que tout le monde l'ait cru mort et qu'il
resurgisse sept décennies plus tard sous le nom de Mikhaïl Bojak,
citoyen de Slavenshchyna, Ukraine. La boucle était bouclée. Sauf
que ni Milovan ni Anissia ne voulaient se contenter de cette
explication.
Et
cette Anna Schaber, est-elle toujours en vie ? osa la Petite
à
l'adresse de Jean-Pierre Lentz, un tant soit peu dépassé par les
révélations successives.
On la voyait une fois par an, à la Toussaint. Elle venait fleurir
la tombe de Jakob. Mais cela fait bien cinq ans qu'elle n'est pas
venue. Elle n'est plus très jeune et elle n'a pas de moyens de
déplacement. Mais, à ma connaissance, elle n'est pas décédée.
La mairie en aurait été avertie.
Et savez-vous où on peut la trouver ?
Faut voir ça avec Marcel, notre secrétaire de mairie. Il doit
avoir ça dans ses registres.
C'est
ainsi que, dès le lundi matin, Anissia s'installait au volant d'une
Renault 12 hors d'âge, prêtée par le seul garagiste de
Pfulgriesheim, pour emmener son Didous
et
Milovan dans la cité de la Robertsau à l'entrée de Strasbourg.
Anna habitait une vieille bâtisse défraîchie et surannée qui
sentait le rance et la nostalgie. La femme qui ouvrit la porte était
courbée et décharnée. Elle rappela douloureusement à Mikhaïl les
derniers mois de Bogdana. Milovan lui adressa un sourire et, pour
engager la conversation, lui fit croire qu'il était un ancien
collègue de Jakob, à la brasserie, et qu'il revenait au pays après
avoir beaucoup voyagé. Apparemment, Anna était heureuse de recevoir
du monde. A l'en croire, plus personne ne venait la voir et les
journées lui paraissaient de plus en plus longues. Elle se mit à
leur parler à flots continus. Tout ce qu'elle ne pouvait plus
déverser devant quiconque s'étalait dans la pièce confinée qui
n'avait pas dû beaucoup changer depuis le départ de Jakob.
régiment allemand basé en Belgique ? Et aussi du jour où un
seul des deux est revenu ? Il n'était plus le même. Je le
pensais plus grand, mais c'est moi qui avait grandi. J'avais alors 19
ans. Lui en avait 21. Notre petite Catherine était née. Il était
toujours aussi beau mais avait le regard un peu moins bleu. Comme si
on avait passé une touche de pétrole sur l'azur. A Pfulgriesheim,
on ne savait pas si on devait fêter le retour de Jakob ou la
disparition de Michaël. Du plus loin que je me souvienne, l'un
n'allait pas sans l'autre. C'était les jeunes Hirt, ça allait de
soi. Et on se retrouvait avec le pauvre Hirt, orphelin de son frère.
A ce moment-là, il n'est pas resté longtemps au village. Il avait
été mobilisé par l'armée de Guillaume II pour combattre les
Français et voilà qu'il se retrouvait
appelé par le service aux armées du Ministère de la guerre
français, incorporé au 79e régiment d'infanterie. L’Alsace avait
une nouvelle fois changé de camp. Quand je l'ai revu, c'était à la
fin du mois de juin 1920. Ils l'avaient renvoyé dans ses foyers pour
lui permettre d'aider à la fenaison et aux moissons. Je pensais
pouvoir le sauver de ses démons. Je lui offrais tout mon amour. On a
vécu de beaux moments. Il a voulu me raconter « sa »
guerre, mais il ne le pouvait pas. Tout ce que je sais, c'est qu'il
avait été stationné à Beverloo. Que là, le commandement allemand
qui se méfiait des Alsaciens avait envoyé les deux frères sur le
front de l'Est. Il est revenu tout seul. Il avait laissé son frère
là-bas. Une tache indélébile que la meilleure ménagère du monde
n’arriverait pas à faire disparaître.
Le temps se figea. Les regards d'Anissia et de Milovan se braquèrent
sur Mikhaïl. La logorrhée d'Anna s'interrompit d'un seul coup.
Mikhaïl l'avait tutoyée comme une vieille connaissance. Pour lui
dire quoi ? Pour lui parler de tache... Il se leva péniblement
en appuyant ses deux poings sur la table. Il tira sur sa chemise pour
la faire sortir de son pantalon. Et là, au vu de sa petite-fille, de
son ami, son frère, et de cette femme qu'il venait de rencontrer, il
abaissa la bordure de sa ceinture pour dévoiler au bas de son dos,
sous son rein droit, une tache de naissance. Anna blêmit. Milovan
passa sa main sur sa barbe. Anissia restait bouche bée. Mikhaïl se
rassit et reprit la parole, le regard dans le vide.
Michaël était revenu. Son nom était déjà inscrit sur le monument
aux morts. Il n'a pas voulu lui enlever cet honneur. Je me rappelle
maintenant de notre départ de la ferme. L'arrivée à Beverloo.
Notre longue marche vers l'Est. Et puis notre jeu habituel de
brouiller les pistes. Nos livrets militaires échangés. A la guerre
comme à la guerre ! S'il faut mourir autant s'amuser. En un
tour de main, je devenais Michaël et lui Jakob. On avait pris la
guerre pour un jeu et le jeu nous avait pris nos vies. Quand Michaël
est tombé à côté de moi, je n'avais plus qu'une chose en tête :
sauver ma peau. Il m'a fallu tuer le premier soldat adverse qui s'est
dressé face à moi. Je l'ai déshabillé et j'ai enfilé ses
vêtements. Un peu trop grands pour moi ! Après, il y a eu un
grand trou noir. Je me suis réveillé. Je ne comprenais rien à ce
qui se disait autour de moi. J'étais Mikhaïl Bojak.
Anissia
découvrit ce jour-là que son Didous
était
à la fois Mikhaïl Bojak, père d'Anatoli et de Darena Bojak, mais
aussi Jakob Hirt, passé en un éclair de la plaine d'Alsace aux
plaines d'Ukraine pour tisser une histoire de fraternité dans les
méandres de la Grande Histoire du Siècle.