vendredi 26 décembre 2014

Les parfums ne connaissent pas l'oubli !

L'odeur n'a pas d'agent...

Les lendemains de réveillon sont parfois difficiles !!!

 
A la Saint-Etienne,
La nuit s'en va, les jours reviennent,
Finis les rires et les cris,
La Pousselisière reprend ses esprits,
A tout seigneur tout honneur,
Pedro a remis sa pendule à l'heure,
Dame Louise surveille sa couvée,
Tout au bonheur de s'être retrouvée,
Le Mister No Well a fini son labeur,
Il en a vu de toutes les couleurs,
Les rennes en ont plein les pattes
Et les baigneurs n'ont pas la patate.
Alors, pour que les parfums dansent
Une petite histoire de fragrances....
 





Un zeste de douceur et c'est reparti...




Heure bleue et moisson de lunes




              La première fois que je l'ai rencontré, je venais de rentrer dans ma 133e lune. Bientôt, j'en aurai 150. Çà vous paraît beaucoup ? D'après lui, cela ne fait jamais que douze ans et des poussières. « Mais dans la vie, chaque poussière est un pas de plus sur son chemin » m'a-t-il asséné, son regard bleu profond planté dans mes yeux cannelle. C'est lui qui m'a dit que j'avais les yeux cannelle. Je ne savais pas de quoi il parlait. Il m'en a montré la couleur. Une couleur d'argile sèche comme celle qui affleure quand on s'éloigne un peu d'Alcasia. Je sais bien que c'est interdit. Les gardiens de l'Anneau de Vie nous l'ont bien expliqué. J'ai bien retenu ma leçon. « L'Anneau te protège. Toute sortie est sans retour. » Mais que vaut une leçon face à la déraison. Alors, pour bien nous faire comprendre la loi, ils nous montraient des images insoutenables de cadavres déchiquetés ou d'ossements abandonnés sur des terres brûlées.
Entre l'Anneau de Vie et Sleeptown, il y a une haute colline éclairée par la couleur orangée des rayons du Soleil qui ne franchissent jamais l'obstacle. Une frontière entre la lumière et la nuit. Sleeptown, c'est ainsi que j'imagine la mort. Un interminable alignement de caissons enveloppés dans la pénombre. Où des T-Jets sans pilote déversent des milliers de gens pour leur offrir un peu de sommeil avant la prochaine rotation vers Alcasia, au cœur de l'Anneau de Vie. Pour moi, tout a commencé la fois où, regardant par le hublot de la navette, j'ai cru apercevoir une silhouette blanche au sommet de la colline. A partir de ce moment-là, j'ai senti que je n'échapperai pas à l'appel des portes de la nuit. Malgré les menaces et les avertissements des gardiens du ChildrenSpace, il fallait que je monte là-haut. C'est ainsi, en bravant ma peur, que j'ai fait la connaissance de Conrad.
*
             La première fois que j'ai rencontré Hannah, je m'attendais à tout sauf à ça ! D'après mes calculs, cela faisait presque 40 ans que, hormis Paleska, personne n'avait osé gravir les pentes de l'Altitano. Depuis, exactement, ce matin du 3 septembre 2081, jour de la « Grande Éclipse » et instauration officielle de la Terra Sine Tempora. Une vaste fumisterie oui ! Mais ce fut, hélas, le dernier matin. A compter de ce jour, le Soleil est resté figé sur la montagne d'en face. Je l'ai tellement regardé que mes yeux en sont presque brûlés. Je ne vois plus très clair. Pas étonnant à 190 ans, me direz-vous. Je refuse de parler de lunes. Surtout depuis que NK6, autoproclamé Grand Éclaireur d'Alcasia, et ses apprentis sorciers ont aboli les jours, les mois et les saisons.
Ce ne fut pas une surprise pour moi. Ils avaient mis un demi-siècle pour tout planifier. Tout avait commencé par la prise de pouvoir du Maréchal Karoff, l'aîné de la dynastie. J'avais déjà un âge vénérable mais je continuais à entretenir les mécanismes de l'horloge astronomique d'Alcasia. Les rouages n'avaient plus aucun secret pour moi. J'en gardais jalousement les plans dressés par son concepteur. Celui à qui je dois mon prénom. Cela va vous paraître présomptueux, mais je crois que j'étais en quelque sorte prédestiné à veiller sur la bonne marche du temps. Je ne pensais pas que cette mission m'emmènerait si loin. Je l'ai compris la nuit suivant les grandioses funérailles de Karoff. Son fils s'était assis sur le trône encore chaud et avait promulgué son décret fondateur : « A compter de ce jour et jusqu'à arrêt définitif du cycle circadien qui marquera l'avènement de la Terra Sine Tempora, les livres, les journaux et les parfums seront prohibés. Les contrevenants s'exposent à une mesure d'exil irréversible. »
Il y avait eu très peu de réactions. Avec Isthiane, ma chère Isthiane, on avait compris où cela allait nous mener. NK6 aussi avait compris. Compris que seul ce qui est écrit et les odeurs imprégnées dans la mémoire des hommes peuvent entretenir la conscience du passé et empêcher les desseins les plus sombres. Ce soir-là, pour faire un pied-de-nez au « bienfaiteur d'Alcasia », nous avons relu ensemble quelques vers de Baudelaire :
Mainte fleur épanche à regret son parfum doux,
Comme un secret dans les solitudes profondes...
            Puis Isthiane avait disparu derrière le paravent de notre chambre. Je l'avais entendu fouiller sous sa psyché. Quand elle s'est approchée de moi, j'ai fermé les yeux et j'ai reconnu le bouquet chaud et captivant de notre première nuit. Des effluves d'iris et de jasmin pour l'heure bleue de nos amours. Aujourd'hui, Isthiane n'est plus là. Elle repose sous terre tout près de moi, mais son odeur fleurie m'accompagne dans ma solitude. Même si je ne suis pas tout à fait seul parce que je sais que je peux compter sur mon amie Paleska qui vient me voir à chaque changement de lune.
*
              Il est vrai que la première fois que j'ai croisé la route de Conrad, sa longue barbe blanche battant au vent, ses yeux bleus et ses vêtements d'un autre âge, je n'en menais pas large. J'ai beau m'appeler Paleska et oser braver les règles stupides de l'Anneau de Vie. Je ne m'attendais pas à croiser quelqu'un au sommet de l'Altitano. Cette colline est le gardien de mes émotions d'enfance. Je m'y suis tellement promenée avec mon père au temps où les saisons existaient encore. J'y ai appris à reconnaître sans me tromper l'odeur boisée du cèpe,la fragrance âcre du houblon sauvage, les arômes fruités et délicieusement doux des poires mûres, ou le parfum caractéristique de l'ail des ours que j'allais ramasser pour protéger les enfants à naître. On me prétend un peu sorcière, mais je ne connais rien de tel que l'odeur enivrante de la forêt après la pluie.
           Je crois pouvoir dire que ce qui a scellé notre amitié, avec Conrad, c'est à la fois son histoire si particulière et sa propension à s'émouvoir comme un enfant. Décidément, l'âge ne fait rien à l'affaire. Quand on naît bon, on est bon ! C'est d'ailleurs lui qui a engagé la conversation. Je n'ai pas voulu l'arrêter. Il m'a raconté son rêve. L'émissaire d'un certain Chronos qui était venu le voir pour lui révéler que NK6 s'apprêtait à exiler son maître au fond de l'océan, de l'autre côté de la Terre, là où les filles sentent le jasmin et la vanille. Que la Terre ne recommencerait à tourner que le jour où l'on trouverait le moyen de le délivrer de sa prison maritime. L'émissaire avait investi Conrad de cette mission et l'avait, soit-disant, condamné à l'immortalité jusque-là.
           Je ne sais toujours pas si je dois y croire. Toujours est-il que si, comme il l'affirme, Conrad a près de 2 400 lunes, et j'ai fait le calcul, je suis prête à l'aider dans sa quête pour libérer les consciences, les hommes et les parfums. Comme tous ceux que Conrad a déjà réussi à sauver dans les ruines du monastère où il a trouvé refuge. « La nuit où j'ai quitté Alcasia avec Isthiane, nous avons emporté avec nous les plans de l'horloge astronomique, tous les grands textes sacrés que nous avions et les flacons de parfum que nous avions commencé à accumuler », m'a-t-il avoué. J'ai eu le privilège de voir ces trésors. Parfois même, nous jouons ensemble à nous faire deviner à l'aveugle l'origine d'une odeur ou la composition d'un parfum. Il m'a appris à reconnaître l'odeur de foin fraîchement coupé de la fève tonka si précieuse pour les parfumeurs. Je lui ai fait découvrir la mousse de chêne, la jonquille et toutes sortes d'épices. Il m'a répondu Vol de nuit. C'est sûr que cette idée de faire revenir la nuit sur Alcasia l'obsède. Il en a même parlé à cette petite Hannah qui vient le voir de temps à autre.

*

Personne ne m'en avait jamais parlé. D'après Conrad, il y avait des jours, il y avait des nuits. On n'était pas obligé de prendre la navette jusqu'à Sleeptown pour trouver un peu d'obscurité. Je n'ai jamais connu que la Terra Sine Tempora. Avec juste la lune pâle pour compter le temps qui passe et ce Soleil incandescent et intangible planté sur le Mont Noir comme la croix de NK6 au sommet de son bunker. Je sais que je risque ma vie en montant sur l'Altitano. Mais les gardiens du ChildrenSpace ne sont pas regardants. J'ai trouvé le moyen de leur fausser compagnie sans que mon absence se fasse remarquer. Je m'arrange toujours pour être revenue avant la prochaine rotation vers Sleeptown. Je n'y peux rien, l'attirance est trop forte. C'est comme si je devais escalader la colline pour répondre à un appel.
La dernière fois que j'ai fait le chemin, Conrad m'a pris par la main :
    • Viens Hannah, j'ai quelque chose à te montrer, m'a-t-il dit.
Dans une large salle aux murs voûtés, il a déposé devant moi un objet que je n'avais jamais vu. Il l'a reniflé et il a fermé les yeux :
    • J'adore cette odeur de cuir. Ça me rappelle l'atelier du père Lagrolle, a-t-il chuchoté.
Je n'avais rien compris. J'ai essayé de faire comme lui mais je ne sentais rien.
- Normal. Avec tous ces capteurs d'odeurs installés au-dessus d'Alcasia, il y a bien longtemps que ton nez ne sert plus qu'à faire marcher tes poumons. Et encore ! Peut-être un jour, n'aura-t-on même plus besoin de respirer. Le nez pourra alors disparaître. C'est l'évolution ! qu'il a ronchonné.
J'y comprenais encore moins. Alors, il est parti dans un recoin de la cave et il est revenu avec une dizaine de flacons qu'il a débouchés l'un après l'autre. Pour la première fois, j'avais l'impression qu'il y avait quelque chose dans l'air que je ne voyais pas. Quelque chose que je ne pouvais pas toucher. Quelque chose qui pénétrait par mes narines et me montait à la tête. J'ai réussi à balbutier une phrase : « C'est comme de la musique, mais qu'on n'entend pas » - Un chant d'arômes, il a répondu. Et puis, il a repris l'objet qu'il avait posé à mes pieds :
    • Un livre Hannah. C'est un livre. Je t'apprendrai à lire. Tu découvriras combien les mots peuvent te faire voyager. Et puis, tu apprendras à reconnaître le parfum des roses, le chèvrefeuille et le gardénia et tu t'en souviendras toute ta vie. Tu vois Hannah, je te souhaite qu'un jour ton cœur batte la chamade dans les jardins de Bagatelle, mais d'ici là tu dois m'aider à délivrer Chronos. Après, tu pourras cultiver le champ des possibles.
Je n'avais pas tout compris. Loin de là ! Mais ce que j'avais retenu, c'est que je devais me préparer à une mission de la plus haute importance. Et pour cela, je faisais totalement confiance à Conrad.

*

             Tout cela est si loin maintenant. Hannah est devenue une jeune femme épanouie. A l'heure où mes yeux vont se fermer pour de bon, je me rappelle du jour de notre départ de l'Altitano. Deux vieillards, même si Paleska et ses 85 printemps était une gamine à côté de moi, et une toute jeune fille, traversant l'Anneau de Vie pour aller moissonner les lunes jusque dans les terres glacées où la nuit avait tout figé. Hannah avait réussi à apprendre à lire en un temps record. Elle savait déchiffrer les cartes et la mesure du temps mieux que le vieil ermite que j'étais devenu. Paleska lui avait appris à reconnaître les herbes et les baies de la forêt. Elle aimait particulièrement l'odeur du bois après l'ondée. Je ne sais plus combien de temps nous avons voyagé. Un jour, Hannah vous le racontera sans doute. Ce dont je suis sûr, c'est que nous avons réussi. Cela faisait tellement longtemps que je n'avais plus vu le Soleil se coucher que je voudrais le retenir encore un peu. Mais je sens qu'il est temps. Je sens l'heure bleue qui arrive. Je m'en vais rejoindre Isthiane. Tous les parfums de ma vie viennent m'envahir. Je pars dans une volute.

















 


dimanche 2 novembre 2014

Le chant grave du traquet rieur

I believe I can fly... like a cat in the sky

Non, je ne t'infligerai pas des pages de lecture dans la langue de Shakespeare. Ce n'est pas ma cup of tea ni même ma coffee-cup. D'ailleurs, depuis mes années collège et lycée, j'ai oublié où était Brian. Ni in the kitchen, ni in the shower. Promis, j'ai vérifié, pas de Brian. Evaporé, envolé, désintégré le Brian. Alors, pour ce sunday matin sans sun, je voulais dire un grand merci à Jean-Louis Riguet, auteur de plusieurs ouvrages au Masque d'Or et aux éditions Dédicaces, entre autres, qui m'a accordée une interview sur son blog que je t'invite à visiter en cliquant sur le lien ci-dessous : http://librebonimenteur.wordpress.com/tag/gerard-lossel/
 
 Et maintenant, un peu de lecture pour te donner des ailes...

Le chant grave du traquet-rieur


Tout ce qui vole avait toujours exercé une fascination irrésistible sur Jacques. Hormis les insectes au vol aléatoire et sournois. Et encore ! Il y avait insectes et insectes. Du bon côté de la barrière, il rangeait les lépidoptères et les libellules. Du côté sombre, il y avait les mouches, moustiques, moucherons et autres hyménoptères capricieux. Car, pour Jacques, rien ne remplaçait le vol gracieux d'une cigogne, le flap-flap des ailes d'un cygne au décollage ou le sifflement indicible d'un faucon fusant sur sa proie. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, le rêve de Jacques avait été de pouvoir égaler les oiseaux. De se fondre dans ce ballet aérien où seul le vent joue au chef d'orchestre pour un concerto fait de souffles et de silences.

Bac en poche au début des années 70, il s'était lancé dans les études d'ingénieur avant de rejoindre l'Aérospatiale. Blagnac, Toulouse-Nord, était devenu son univers. Il avait participé à l'élaboration de l'A310, premier appareil doté d'une voilure supercritique dont il n'était pas peu fier. Le succès de l'Airbus 320 pour lequel il avait imaginé le fuselage ne venait que renforcer Jacques dans sa passion pour tout ce qui était capable de se laisser porter par le vent. Quand il avait passé la semaine devant sa planche à dessin, il s'évadait le week-end venu en s'adonnant au vol à voile. Jusqu'à ce jour de printemps 1982 où un ami pilote lui parla d'un nouvel engin qui arrivait sur le marché. Un certain Mosquito mis au point par Roland Magallon. Bien qu'il trouvât de mauvais goût le nom de cette aile volante motorisée, Jacques se promit de tester l'appareil.

Jacques devint rapidement un adepte inconditionnel de l'ULM pendulaire. Dorénavant, le moustique c'était lui. En moins fourbe et en plus pacifique ! Ses escapades dominicales l'amenaient à survoler le massif pyrénéen de l'Atlantique à la Méditerranée, tel un milan noir suivant sa route migratoire. Du haut de son tricycle volant, il se prenait pour Nils Holgersson découvrant son païs côté pile. C'était sans compter sur Éole et ses caprices. Une première alerte l'avait contraint à se poser en rase-mottes, tel un pionnier de l'aviation, dans un champ fraîchement fauché, du côté du lac de Montbel. A l’atterrissage, une bourrasque de vent retourna son Mosquito comme une crêpe, obligeant le pilote à maintes contorsions pour se sortir des tubulures enchevêtrées. Il s'en était tiré avec une belle frayeur et une fracture du scaphoïde l'obligeant à trois mois d'immobilité.

Pas de quoi décourager un « fou du volant » comme le surnommaient ses amis. Dès qu'il prenait l'air, seuls le vent, les nuages et sa propre fougue lui dictaient leur code de conduite. Il faillit s'en mordre les doigts. Jacques faisait aveuglément confiance à sa bonne étoile. Il était convaincu que rien ne pouvait le détourner de sa passion. Que son heure n'était pas arrivée ! Pas encore ! Qu'il avait, lui aussi, sa mission à accomplir.

*

Aujourd'hui, Jacques a passé ses 65 ans. Il les a fêtés au printemps dans la maison basque qu'il a pu s'offrir avec ses économies et sa retraite d'ingénieur. Une bâtisse battue par les vents, corniche de la Falaise, à Bidart, non loin de la chapelle Sainte-Madeleine. Vue imprenable sur le large, sur ces reflets irisés de la houle dont les percussions des rouleaux se mêlent à la symphonie de l'autan et de l'hegoa. Une sensation de puissance décuplée quand le chef d'orchestre du temps demande à ses éléments de jouer fortissimo. Entre l'air et l'eau, le cœur de Jacques balance comme une bille d'acier entre deux aimants. Il a découvert la puissance de la vague de Parlementia que de jeunes surfeurs viennent défier dans l'arène atlantique. Mais Jacques n'a plus vingt ans. Son médecin l'a prévenu. Alors, il reste sur le rivage, chevauchant les creux et les crêtes par procuration. « Nez au vent, mains dans les poches » se plaît-il à répéter à qui veut bien l'entendre.

C'est l'équinoxe d'automne. Les grandes marées sont au rendez-vous. Les grondements de la houle semblent remonter des entrailles de l'océan pour se marier au sifflement strident du vent. Quelques intrépides en combinaison attendent la vague ultime pour toréer la « bête ». Parmi eux, un tout jeune adolescent. Moins de quinze. Jacques l'observe. Il se revoit un demi-siècle en arrière. La même détermination. Le même regard d'acier et une farouche volonté de dominer les éléments. Se laisser porter par l'air ou dompter les vagues. Qu'importe, pourvu que ça glisse et plus rien d'autre n'existe. Le jeune homme disparaît dans un creux et réapparaît en Thésée triomphant du Minotaure sur l'arête musculeuse d'un impressionnant rouleau d'écume. Un ballet aquatique qui n'attend plus que l'apothéose.

La planche vole dans les airs. Son cavalier est englouti par les flots. Jacques se redresse et scrute l'horizon métallique. Cent mètres ? 200 mètres ? Impossible d'estimer une distance quand le ciel et la mer se confondent. Il n'y a plus à tergiverser. Jacques se sent l'énergie d'un Johnny Weismuller au sommet de sa gloire. Le crawl il connaît. Même contre le courant et le vent. Encore une fois, se sortir les mains des poches ! Il y a une vie à sauver là-bas. Ce n'est pas lui qui nage, c'est sa conscience qui lui dit d'avancer ! A chaque mouvement de bras, une force contraire lui fait perdre la moitié du chemin gagné. Il y est presque. Le jeune homme est brinquebalé par les paquets d'eau. Jacques l'empoigne, lui dit de s'accrocher. Le retour n'est pas plus simple. Des rouleaux d'écume s'abattent à intervalles réguliers sur le sauveteur et son rescapé. Jacques puise dans ses dernières ressources. La plage est proche. On vient à sa rencontre. Des bras salutaires agrippent le jeune surfeur. Jacques sent enfin le sable

sous ses pieds. Et puis... Plus rien...

*

Sur la plage, un homme est étendu. C'est Jacques ! Au-dessus de lui, le ciel bleu pétrole a laissé place à une voûte d'une blancheur immaculée. La lumière est aveuglante. Il n'entend plus ni le vent ni les vagues. Juste le chant d'un oiseau. Une fauvette qui zinzinule ? Un geai qui cageole ? Il n'a jamais su trop bien différencier les deux. Jacques est reparti dans les airs. Mais est-ce vraiment lui qui vole ? Comment peut-il à la fois voler avec les oiseaux et se prélasser sur le sable. Jacques se revoit en Mosquito. La dernière fois qu'il s'était senti aussi léger, c'est quand un maudit coup de tramontane avait brusquement mis fin à son histoire d'amour avec le fameux Mosquito, paix à son âme ! C'était quand déjà ? Les années défilent. Flash-back en accéléré sur une vie. Jacques file à toute vitesse dans ce tunnel blanc éclairé de mille spots. Ça y est, c'est là !

La travelling arrière de Jacques se fige. C'est lui à 45 ans. Ce dimanche-là, il avait jeté son dévolu sur un terrain au sud de Perpignan. Objectif : le survol des réserves naturelles du Mas-Larrieu et de Cerbère-Banyuls, avec un crochet par l'église Notre-Dame des Anges. Ce jour-là les anges devaient être occupés ailleurs. Dès de la décollage, il avait eu un pressentiment. Quelque chose ne tournait pas rond dans son Mosquito. Un cliquetis inhabituel dans le vrombissement ordinaire du moteur. Ce n'était que le début d'événements en cascade qui le dévièrent inexorablement de la route prévue. Le vent se mit à tourbillonner dans tous les sens. Un orage aussi soudain qu'imprévu et le borasco, ce vent en rafales que redoutait tant Jacques, le poussèrent toujours plus loin vers les contreforts pyrénéens.

Le « moustique à moteur » se mit à tituber comme un insecte soumis à une dose mortelle de pyrèthre. Jacques perdait inexorablement de l'altitude. En-dessous de lui, les cimes des arbres se rapprochaient dangereusement. Le choc devenait inévitable. Quand Jacques avait repris conscience, le soleil était revenu. Du sang ruisselait sur son visage griffé de toutes parts. Mais il y avait surtout cette douleur aiguë au niveau de son genou droit. Sa jambe était en équerre. Il ne sentait plus ses orteils. Il essaya de s'extraire d'un amas de branche et de tubes métalliques. Impossible de bouger. Chaque geste le faisait souffrir davantage. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Autour de lui, les hêtres dressaient leurs silhouettes majestueuses. Leur frondaison avait dû amortir sa chute, les branches se contentant de lacérer son corps.

Le seul recours qui restait à Jacques était son téléphone portable. Un des premiers appareils qui venaient d'arriver sur le marché. L'appareil se trouvait dans la poche intérieure de son blouson aviateur. Encore fallait-il, d'une, qu'il ait résisté au choc. Et, d'autre part, que les ondes parviennent jusqu'ici. Jacques se tortilla sans à-coups pour extraire le cellulaire de son étui. La

batterie et le réseau étaient proches du zéro. Jacques réussit néanmoins à composer le 18. Il lui fut hélas impossible d'expliquer à son interlocuteur où il était tombé. Avant deux minutes de conversation, la technique avait rendu l'âme. Jacques souffrait de plus en plus et, pour la première fois de sa vie, il entrevit la mort. Il mourrait ici, dans cette forêt de chênes et de hêtres, avec son Mosquito pour seul linceul.

Le soleil déclina. Jacques reconnut à quelques pas de lui une bruyère arborescente. Au moins sa tombe serait fleurie, pensa-t-il. Pour oublier ses souffrances, il se concentra sur les bruits qui l'entouraient. Au début, il ne perçut que le silence. Un silence qui se peuplait de bruits indicibles auxquels Jacques ne prêtait jamais la moindre attention. Le frôlement des feuilles. Le craquement incessant des branches comme autant de battements de cœurs. Le bourdonnement des insectes du soir cherchant une dernière fleur à butiner. Pour une fois, Jacques appréciait la compagnie des insectes. Jacques eut l'impression d'assister à la mise en place d'un orchestre. Les musiciens de la nature accordaient leurs instruments pour accueillir la nuit.

Cette nuit-là, Jacques ne parvint pas à dormir, oscillant entre l'espoir de voir arriver ses sauveteurs et l'idée de quitter cette Terre sans l'avoir vue une dernière fois de haut. Les oiseaux nocturnes avaient pris le relais de leurs frères de lumière. Quand les lumières de l'aube traversèrent le feuillage, la naufragé du Mosquito se sentit perdu. Il avait eu la prétention de voler avec les oiseaux. Il mourrait desséché comme une tortue sur le dos.

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand des aboiements de chiens se firent entendre. Des cris parvenaient d'entre les buissons. Jacques rassembla ses forces pour hurler : « A l'aide ! Je suis là ! » Sa douleur se réveilla. Vive ! Incisive. Il était en sueur. Les cris s'étaient tus. Il se redressa sur ses coudes. Deux bergers allemands approchèrent leurs truffes de son visage collant. Des hommes en uniforme les suivaient :

    • On peut dire que vous avez eu de la chance. Avec le peu d'indications que nous avions, je ne pensais pas vous trouver aussi vite, déclara celui qui semblait diriger l'équipe de secours.

Deux heures plus tard, Jacques s'endormait sous l'effet de l'anesthésie à l'hôpital de Perpignan.

*

C'était il y a si longtemps. Pourquoi Jacques se retrouve-t-il maintenant à ressasser cette histoire d'un passé vieux de plus de vingt ans ? Et pourquoi tout est si blanc autour de lui ? Où sont les chants des oiseaux et les frôlements du vent ? Il vole au-dessus de son propre corps étendu sur la plage de la Parlementia. Le voilà qui rouvre les yeux. Il est dans une chambre d'hôpital. L'histoire a parfois des hoquets incontrôlés. Un homme en blouse verte est penché au-dessus de lui :

    • On peut dire que vous avez de la chance. Avec le peu

d'espoir que vous nous laissiez, je ne pensais pas pouvoir vous ramener.

Jacques ne dit rien. Il touche sa jambe. Elle est intacte. Son visage aussi.

    • Dites-moi Docteur, où sommes-nous ?
    • Hôpital de Bayonne, mon cher Monsieur Zeller !
    • Et vous pouvez me dire ce qui m'est arrivé ?
    • Le cœur, monsieur. Faut dire qu'à votre âge, vous avez un peu forcé sur vos capacités. Mais rassurez-vous, le petit va bien.

Le petit ? Ça y est ! Jacques revient à la vie. Il se souvient. La vague ! Les paquets d'eau. Le surf ! Le garçon sur la planche ! La planche sans le garçon ! Une infirmière entre dans la chambre.

    • Monsieur Zeller, un jeune homme et sa mère souhaiteraient vous parler. Vous en sentez-vous capable ?

S'il s'en sent capable. Bien sûr qu'il s'en sent capable. Jacques n'est pas du genre à se laisser abattre par la première brise venue. Le jeune homme rentre en premier. C'est lui ! Il sourit ! Jacques ne lui laisse pas le temps de parler :

    • Assieds-toi et appelle-moi Jacques ! Je sais, tu vas me dire merci ! Mais, je suis sûr que tu en aurais fait de même pour moi si le cas s'était présenté.
    • C'est vrai Monsieur Jacques. Je suis content que vous vous en soyez tiré. Et mon père aussi.
    • Ton père ?
    • Oui, il aurait aimé vous le dire mais il est parti en campagne pour la LPO. Vous savez, les oiseaux ?

Jacques a un peu de mal à suivre le discours de son visiteur. L'élégante quadragénaire qui l'accompagne prend la parole.

    • Monsieur Zeller. Excusez mon fils. Il est encore un ému par tout ce qui lui est arrivé ces derniers jours. Je suis consciente que sans vous, il ne s'en sortait pas...
    • Je n'ai fait que de suivre mon instinct, Madame. Le destin a fait le reste. Voyez-vous Madame …
    • Dalibert !

Jacques se tait. Pourquoi ce nom est-il resté gravé au fond de sa mémoire ? Pas le temps de s'interroger plus longtemps. La femme reprend la main.

    • Nous ne nous étions jamais rencontrés Monsieur Zeller. Mais Éric, mon mari, m'a souvent parlé de vous.
    • Je le connais ?
    • Pas directement. Vous avez eu l'air surpris que Jorge vous parle d'oiseaux. Il faut vous dire que son père s'est passionné très tôt pour les oiseaux. Éric a fait de

sa passion son métier.

    • Comme moi, intervient Jacques.
    • Et comme vous, il lui est arrivé de sauver une vie. Et tout ça, grâce au traquet-rieur ! Il avait alors une quinzaine d'années. De temps en temps, il accompagnait son père, le grand-père de Jorge, qui était alors pompier professionnel. Ce jour-là, un appel leur était parvenu. Un homme blessé, impossible à localiser. Éric avait passé et repassé la bande. Et c'est là qu'il avait reconnu le chant grave et rocailleux du traquet-rieur. Il savait parfaitement que les derniers couples de cette espèce aujourd'hui disparue nichaient dans le massif des Albères. Cet élément a été déterminant dans les recherches et l'histoire s'est plutôt bien terminée pour tout le monde. Monsieur Zeller, je suis heureuse de vous rencontrer aujourd'hui. J'espère que votre jambe va bien...

Jacques a écouté ce long monologue sans décrocher la moindre parole. Dans ses souvenirs, tout s'éclaire. Dehors, des nuages bourgeonnent dans le ciel. Le concerto de la nature est sans fin. Il n'a qu'une hâte : pouvoir à nouveau arpenter la plage le nez au vent, et les mains dans les poches pour de bon.

lundi 20 octobre 2014

La Teste en l'air et l'art cochon

Belle journée d'automne au bord du bassin...

Non, il ne s'agit pas du bassin de nuit, mais du bassin d'Arcachon, cachons-nous ! Petite parenthèse estivale propice à l'art cochon dans un port sain. C'est à La Teste, dans les étoiles, que mes héros de papier de Faux socle en trigone ont pris chair par l'intermédiaire des comédiens de la troupe Clair de Dune. Des mots scions les attaches pour qu'ils s'envolent en escadrilles !
 
Pas de fausse interprétation ! Juste une petite vue du bord du bassin d'art cochon au cas où l'Aquitaine et le Limousin auraient des vélléités d'union.


Et maintenant, finie la gaudriole et deux petites pages d'émotions avec deux extraits de l'adaptation théâtrale de Faux socle en trigone, premier prix du 30e concours de nouvelles de La Teste-de-Buch dont le thème était Fraternité.





 
 
 
 


vendredi 26 septembre 2014

L'affable de la fontaine a parlé...

L'heureux art et l'air est sain...

Qu'on ne me fasse pas immédiatement le procès de l'approximation. Il y a des matins où l'eau tonne et le cerveau lent reste à quai. Il me faut néanmoins revenir sur cette énigmatique disparition qui avait émaillé l'été à la Pousselisière. Les enquêteurs mis sur l'affaire ont réussi à mettre la main sur un témoin clé qui, de son perchoir, avait suivi toute la scène. L'Inspecteur en chef nain Basie L'Heureux n'a pas mis longtemps à faire parler l'affable de la fontaine. Témoignage :
- Je croaaa me souvenir avoir vu Miss Louise s'éloigner de la Mapmonde avec Blanche-Neige et ses deux comparses. Je croaaa même que Pedro avait préféré se réfugier dans sa grange. Je croaaa l'avoir entendu taper du marteau. Quand j'ai vu Loulou revenir toute seule, elle a eu l'air de comploter avec celui qu'entre nous, ici à la Pousselisière, on appelle Maître Inpeto, eh oui, Geppeto était déjà pris. Je croaaa avoir compris que pour retrouver du calme, ils avaient décidé de disperser façon puzzle les trois disparus. J'en tremble du bec pour eux. Je croaaa avoir saisi quelques bribes de conversation où il était question de d'Ragon, de trou des brigands et de Gargan ou de carcan. Devriez vous intéresser à la gardeuse d'oies qui nous snobe avec ses pieds palmés...


- Eh alors, j'ai les palmes ! Eh même si elles ne sont pas académiques, elles me permettent d'aller sur tous les terrains pour suivre mes oies et mes ouailles. Je ne suis pas du genre corps vidé de toute substance et qui croaaasse plus haut que son derrière. Je ne me suis pas fait entourlouper par le premier goupil de passage. D'ailleurs, je me demande si Pedro n'était pas un peu derrière ce Goupil. Il n'est peut-être pas un féru de la souris, mais question ruse il n'est pas le dernier. Pour ce qui est de Max, d'Artur et d'Ana, je ne dirai rien. Allez plutôt voir Marie Patch et son Marathon Man de la photo... Ils vous raconteront une drôle d'histoire de canapé sur l'Oise...
 
 
 
 
 
 

Lignes brouillées sur Sofa R-Way

 

Il y avait le Négus, le champion et lui ! On l'avait prénommé Haïlé, lui accolant comme second prénom, Abebe, censé lui insuffler une âme de coureur de grand fond. Kivala Abebe Haïlé. Tel était donc son patronyme officiel inscrit au registre des naissances à Laon, Aisne, l'ordre initial des prénoms ayant été inversé par la préposée à l'état civil. Sa famille maternelle était aussi Picarde que celle de son père était Ethiopienne des hauts plateaux. Rien ne prédisposait ces deux mondes à échanger leurs chromosomes. Sa mère, Ella, benjamine d'une famille de producteurs de betteraves sucrières implantée depuis des générations à Fontaine Notre-Dame était d'un roux flamboyant à faire pâlir le soleil. Quant à son père, Tesfa Kivala, il était né dans le berceau de l'humanité, là-bas, à 2 400 mètres d'altitude, dans la province d'Arsi, dans une famille modeste de neuf enfants.
Le grand-père d'Abebe Haïlé avait transmis à ses fils son admiration pour le héros national Abebe Bikila qui, à 28 ans, pieds nus sur l'asphalte, avait médusé le monde en remportant le marathon des jeux olympiques de Rome. Le 21 octobre 1964, Tesfa Kivala voyait le jour et Bikila s'adjugeait son second titre olympique. Hasard de la vie ou signe du destin ? La famille voulut se raccrocher à cette seconde hypothèse et, avant même ses dix ans, Tesfa s'entraînait dur sur ses plateaux d'altitude pour porter les rêves de gloire de son père. L'émergence d'un futur grand de la course de fond allait vite le faire déchanter. La supériorité insolente de ce petit Haïlé Gebrsellasié, fils d'une famille voisine, n'allait pas tarder à pousser Tesfa vers l'exil, loin de la terre de ses ancêtres. Entre-temps, la révolution fomentée par les militaires avait eu raison du Roi des rois, dirigeant légitime de la Terre pour les rastas. Exit Haïlé, Sélassié 1er, descendant de la reine de Saba.
La grande famine avait encore accéléré le départ de Tesfa, direction l'Europe et ses promesses. Passage clandestin, remontée de l'Italie sous une cargaison de tomates jusqu'en France. Quelques petits boulots à l'arrache. La saison des pêches, les vendanges, des piges sur les chantiers. Toujours sans papiers. Et la Terre promise qui devient un enfer. Jusqu'à cette arrivée, au gré d'une rencontre d'infortune, à la communauté Emmaüs de Fontaine Notre-Dame où Ella Bocquillon se rendait une fois par mois. Cupidon avait fait le reste, au grand dam de la famille d'Ella qui eût préféré comme gendre un garçon à l'avenir moins incertain. Ella qui avait toujours rêvé d'un mariage en blanc, se résigna à une union semi-clandestine avec un champion de seconde zone mais au grand cœur. Ella Kivala, ce n'était pas pire qu'Ella Despoux comme elle aurait pu s'appeler si elle avait épousé le fils des voisins.
C'est ainsi que naquit le petit Abebe Haïlé, le 29 juillet 1996, à la maternité du centre hospitalier de Laon dans l'Aisne. « Lent dans l'aine, ce n'est pas ça qui va faire de ton fils un champion du demi-fond », avait ricané le beau-frère picard de Tesfa. Le lendemain, à Atlanta, Haïlé Gebrsellasié accrochait sa première breloque dorée olympique autour du cou. L'annonce de la naissance d'un nouveau venu dans la lignée des Kivala était parvenue à Asri au même moment où l'icône nationale devenait le roi incontesté des 25 tours de stade. On avait fêté, et même un peu mélangé les deux éléments, le patriarche de la famille recommençant à tirer des plans sur la comète... athlétique.
L'arrivée du petit Abebe Haïlé avait eu pour effet d'accélérer la régularisation de son père qui partit s'installer avec sa petite famille à La Fère où, grâce au soutien de la communauté Emmaüs de Fontaine Notre-Dame, Tesfa avait obtenu un poste de technicien municipal. La Fère, la belle affaire ! Moins de 3 000 habitants, pas de hauts plateaux. Tout juste un stade sans tribune, un étang à proximité et les plats chemins de halage le long du canal de la Sambre à l'Oise. Pas folichon pour le petit Abebe Haïlé très peu motivé pour l'école où seules les leçons d'histoire de Madame Blangy
trouvaient grâce à ses yeux. Pendant que son père s'extasiait devant les performances de Gebrsellasié et de ses successeurs, Abebe Haïlé se passionnait pour l'Histoire. On l'avait inscrit malgré lui au La Fère Athlétic club.
« Transpirer au FAC, c'est mieux que de cirer les bancs à la Fac », s'était fendu l'oncle Dédé Bocquillon. Haïlé avait la course dans les gênes sans le savoir et, lors des premières sorties sur route, il n'eut aucun mal à distancer ses aînés d'entraînement. On le surnomma rapidement King Haïlé Abebe. Puis, plus commodément Kha. Kha était devenu, avant même ses 12 ans, le grand espoir sportif de La Fère, mais il n'en avait que faire. On était alors en 2008. A Pékin, c'est encore l'Ethiopie qui triomphait dans les courses de fond. Et déjà, Tesfa se mettait à rêver pour son fils d'une gloire olympique. « Pourquoi pas Paris 2024 ? Ça te ferait 28 ans. Le même âge que Bikila à Rome », lui asséna-t-il. Kha ne broncha pas.
Ce n'était pas les capacités qui lui manquaient. C'est la volonté. Aux interminables séances d'entraînement, il préfèrait l'évasion par les livres. L'Histoire, les histoires... Surtout celles de ce Jules Verne dont il avait fréquenté l'école avant d'intégrer le collège de la rue du Maréchal Juin. Dans sa chambre, il avait rebaptisé son vieux canapé fourni par les Compagnons d'Emmaüs en Sofa R-Way from LF (La Fère), en référence une chanson que sa mère écoutait en boucle. Kha pouvait passer des heures entières sur son canapé pour partir sur les océans avec le capitaine Nemo.
Le déclic arriva le 6 avril 2014. En matinée s'était couru le marathon de Paris avec un nouvel exploit de Kenenisa Bekele qui n'avait laissé que des miettes à ses poursuivants. Tesfa ne se priva pas pour titiller son fils qui le dépassait désormais en taille :
    • Dans dix ans, ce sera ton tour.
    • Je ne veux plus courir, s'entendit répondre Abebe Haïlé. Je veux partir sur les mers.

Tesfa en resta bouche bée. Il s'attendait à tout sauf à ça.

    • Chez nous, on est des coureurs, pas des marins, articula-t-il.
    • Eh bien, je serai le premier Kivala sur l'eau. Je veux partir de La Fère.
    • Et comment faire ?

Comment faire ? Kha n'y avait pas pensé. Il n'avait pas les moyens de se payer un bateau. La mer, il ne l'avait vue qu'en photo. Il se rappela de ses cours d'histoire avec Madame Blangy. Machinalement, il se mit à tapoter Blangy sur le clavier de son ordinateur et tomba sur Jacques Joseph Ducarne de Blangy. Coïncidence ou signe du destin, le personnage était étroitement lié à La Fère puisque c'est là qu'il avait expérimenté son invention destinée à venir au secours des naufragés des bateaux en perdition, sans jamais en avoir la reconnaissance

Tout devenait évident. Kha serait le nouvel inventeur de La Fère, le vengeur de Ducarne de Blangy, injustement dépossédé des honneurs de sa découverte. Il serait le Jules Verne de l'Aisne avant de devenir le roi du marathon pour faire plaisir aux Kivala du monde entier. Kha commença par imaginer l'engin de navigation original et confortable pour passer sur les rivières et les canaux, conçu pour une, deux, voire trois personnes. Le pendant du vélo-rail, version aquatique. Elément central : un canapé à équiper de flotteurs et un système de pédalier à démultiplication pour le faire avancer sans trop de peine. Bateau et banc de musculation à la fois. De quoi allier ses ambitions à celles de la lignée paternelle Kivala.

Les oncles Bocquillon acceptèrent de lui laisser un coin de leur grange pour lui permettre de réaliser son projet, tout en le regardant avec commisération et dédain. « Pauvre Abebe. L'ira pas ben loin avec son engin. L'est ben comm' son père. Tout dans les guiboles, rien sous la casquette ! » Les commentaires étaient souvent acerbes.

Pour son expérimentation, Kha avait tout prévu. Il mettrait son canapé flottant à l'eau du côté de la carrière du Trou Tonnerre. L'idée était d'arriver à au centre de Paris le jour du 14 juillet. Pour cela, il lui fallait descendre le cours du canal de Saint-Quentin, puis le canal latéral à l'Oise, passer sans encombre les nombreuses écluses, absorber l'Aisne à Compiègne, contourner l'île du Grand

Peuple, voir Nogent et... ne pas mourir. En parfait esthète soucieux de son image, Kha donna à son embarcation le nom évocateur de SOFA R2 pour, d'une part, la raison déjà évoquée, et, d'autre part Sofa R-Way ago from Drouot (du nom de la rue où il avait grandi à La Fère). Le jour du départ, le correspondant du Courrier Picard était là pour relater l'événement.

Tout se passa comme prévu. On commença à parler du jeune Kivala, sportif et aventurier, sur les ondes nationales. Il eut même les honneurs du journal de Jean-Pierre Pernaut. Kha pédalait et son aura grandissait. Le samedi 12 juillet, il n'était plus qu'à une trentaine de kilomètres de Paris. Ce jour-là, le Brocheton du Val d'Oise organisait un grand rassemblement de pêcheurs sur son parcours de l'Isle Adam. Les champions halieutiques avaient posé leurs lignes. Kha sentit son pédalier se gripper. Il avait accroché un hameçon par le fond. D'abord un, puis deux, puis des dizaines. Sur la berge, les pêcheurs contrits se mirent à l'invectiver. Il se sentit dériver vers le bord. Les pêcheurs menaçants ne s'attendaient pas à une si grosse prise. Quand le SOFA R2 toucha terre, trois gaillards furieux devant les dégâts causés à leurs engins de compétition en fibre de carbone, agrippèrent Kha et l'expédièrent dans une touffe d'armoise odorante tandis que d'autres, non moins énervés, empoignèrent l'embarcation et la retournèrent comme une crêpe. Ainsi s'acheva l'espoir de gloire d'un canapé sur l'Oise, par de sournoises cannes happé et un Kha nappé d'armoise courant pour échapper au festival de cannes. Moralité : D'où que tu viennes, d'Arsi ou de Gaule, l'Oise rit !

lundi 1 septembre 2014

Où donc est passée Blanche-Neige ?

Scènes de Grimm et contes à rebours...


Le commisssaire Basie Leureux et sa brigade chargée de l'affaire : Portequoie, Spector et David Hue.

           En cette fin d'été plus vieux, la Pousselisière ruisselle d'une étrange rumeur. Selon la journaliste d'investigation Marie Patch et de son photographe attitre Mika Bill en reportage dans l'Ouest terne, il apparaîtrait que Blanche-Neige ainsi que deux de ses amis de petite taille, Prof et Atchoum, auraient été séquestrés quelques jours durant dans une chambre du manoir avant de disparaître sans laisser de traces. Selon les informations récoltées par Marie Patch, Pedro, l'as de la récup', et Loulou de la Mapmonde, ne seraient pas totalement étrangers à cette ténébreuse affaire. Des témoins les auraient aperçus en compagnie des trois disparus qu'ils présentaient sous des noms d'emprunt : Ana, Artur et Max. Pas de quoi embrouiller les soupçons du commissaire nain Basie Leureux qui a lancé sur l'affaire ses trois plus fins limiers de la brigade des nains discrets. Le nain Portequoie a été chargé d'une filature serrée des incessantes allées et venues de Pedro laissant imaginer des trafics peu recommandables. Quant au nain Spector, il a pour mission de ne pas perdre de vue le rôle flou de Loulou dans cette énigmatique enquête. Pour le nain David Hue, les premières constatations sur le terrain ne laissent guère de place au doute : "Nous n'avons encore aucune preuve, mais le nindividu suspect est, à coup sûr, étroitement lié à la séquestration de la petite gardeuse d'oies que nous avons retrouvée sur la scène de Grimm."
          Les personnes susceptibles de faire avancer l'enquête sont appelées à laisser leur commentaire...
 

La gardeuse d'oies retrouvée à la Pousselisière...

mercredi 2 juillet 2014

Le FLOP entre en scène.

Premières salves du front de libération des orteils pâles...

Juillet sous le soleil fait fleurir les orteils. Le Front de libération des orteils pâles (FLOP) a entamé sa croisade pour clouer au pilori chausses, chaussettes, chaussons et chaussures. Le FLOP s'apprête à frapper à toutes les portes et à envahir les plages et les dunes. Le comité de résistance à l'abandon des chaussettes (CRAC Boum ! Hue !) en appelle à la mobilisation dans les tiroirs !
 
          And now, pour toi lecteur, ma nouvelle qui vient de recevoir le Prix Marie de Butlar de nouvelles libres de la Saintonge littéraire. Merci aux membres du jury qui en ont apprécié la lecture.

Faux socle en trigone
(clin d'oeil à l'Antigone de Sophocle)

Faux socle en trigone
La première fois c'était il y a si longtemps ! Il en avait réchappé avec une épingle à cheveu sur sa ligne de vie. Quand il avait ouvert les yeux, derrière lui le précipice. Devant, aussi loin qu'il puisse voir, une droite fuyante s'évaporant à l'horizon. On lui avait dit que sa mémoire s'était noyée dans les marais de Prypet où beaucoup de soldats du général Broussilov avaient perdu leurs illusions. Il devait avoir 18 ans. Ou peut-être 17 ! Qui aurait pu lui dire ? Si ce n'est ses parents. Du moins ceux qu'on lui avait présenté comme tels. Les brancardiers russes s'étaient fiés aux maigres indices pour le ramener à Slavenshchyna Il était Mikhaïl Bojak, fils et petit-fils de paysans ukrainiens. Ils en avaient décidé ainsi. Comment mettre en doute la parole d'un officier dans une guerre qui anéantit les hommes autant que les souvenirs ?

Mikhaïl Bojak il était. Mikhaïl Bojak il resterait. Et qu'importe s'il ne comprenait rien à leur langue. Quelle importance si le décor ne lui évoquait que le vide de sa mémoire défaillante. Après tout, ses bras ne seraient pas de trop à la ferme. Le siècle était né une quinzaine d'années plus tôt. Mikhaïl renaissait dans un corps d'adulte, taciturne et travailleur. Il était le fils absent, revenu de sa guerre avec quelques centimètres en moins. « La taille des illusions. Celles qu'on laisse en chemin quand on oublie d'où on vient et qu'on ne sait plus où on va », lui expliquera bien plus tard Milovan. Faut dire que Milovan était bien le seul à ne jamais avoir été dupe. Avec Bogdana bien sûr ! Bogdana, la fille de la ferme voisine, blonde comme les blés d'Ukraine, les pommettes saillantes comme des fruits gorgés de soleil. Bogdana qui avait réussi à convaincre Mikhaïl que Slavenshchyna était bien le plus bel endroit du monde. En l'épousant, elle épousait son mystère. D'un trait de signature, Bogdana rentrait dans la famille Bojak et Mikhaïl faisait de Milovan son beau-frère.

Milovan qui parle haut et qui rit fort. Milovan qui n'aurait pour rien au monde renié son idéal révolutionnaire et que rien n'avait fait renoncer à sa liberté. Pour Mikhaïl, Milovan avait le côté rassurant d'un frère, toujours présent pour lui servir de guide et de confident. Il y avait bien sûr Bogdana, sa Boudlaska comme il l'appelait, parce que c'était le premier mot ukrainien qu'il avait réussi à retenir. Bogdana qui lui avait donné deux beaux enfants. D'abord Alevtina, frêle comme une alouette, surnom dont l'avait affublée Milovan et qui lui était resté même si elle s'était un peu remplumée depuis qu'elle avait épousé son ingénieur à Moscou. Et puis était venu Anatoli, costaud comme un bûcheron, capitaine des pompiers de Prypiat, lui-même père de la belle Anissia en qui Mikhaïl retrouvait l'insouciance et la malice de Bogdana lors de leurs premières rencontres. Pour Milovan, Anissia était et resterait La Petite. Celle qu'il avait vu grandir et qui lui rappelait cruellement que lui, autant que Mikhaïl, cumulaient désormais cinq fois plus de printemps qu'elle.

De printemps, cette année 1986, il n'y en eut pas. Morose et maussade comme un hiver qui jouait les prolongations. Et pourtant ! Mikhaïl ne se doutait pas encore que sa ligne de vie allait se retrouver brisée une seconde fois, soixante-dix ans après la première fêlure. C'était le 26 avril. Samedi soir sur la Terre. Dans la journée, les gars de la coopérative de Slavenshchyna, Oblast de Jytomyr, avaient sorti leurs semoirs et leurs herses. Les uns s'étaient activé au roulage des céréales d'hiver pendant que les autres avaient ensemencé les parcelles destinées à la production de betteraves sucrières. Mikhaïl avait observé toute cette agitation avec un brin de nostalgie. Cela faisait quelques années qu'on l'avait poussé vers la sortie. Milovan l'avait rejoint quand une escouade d'hélicoptères militaires les avait survolés.

« On dirait que les années, les moustiques volent en escadrille », avait observé Milovan avant de raconter à Mikhaïl les dernières blagues qui se racontaient entre camarades à propos des successeurs de Brejnev et de cette Glasnost dont on commençait à entendre parler jusqu'à Slavenshchyna « Glasnost de la vodka oui ! Elle est translucide quand tu la bois. Mais dès que tu l'as bue, tout devient opaque », avait-il cru bon d'ajouter. Et puis, ils avaient vu débarquer dans la cour de la ferme la Moskvitch 412 brinquebalante d'Anatoli. Sauf que ce n'était pas lui qui était au volant. C'était Darena, la mère d'Anissia qui conduisait. La Petite avait pris place sur le siège passager. Mikhaïl avait eu un mauvais pressentiment en voyant leurs mines graves. Bogdana qui était en train de préparer le bortsch du dimanche avait suspendu son geste. Le temps s'était figé une fraction de seconde. Juste assez pour que la fin de la ligne de vie de Mikhaïl s'incurve et s'oriente vers le début dont il ne subsistait qu'une trace indicible.

C'est en effet ce jour-là que le destin de Mikhaïl Bojak allait basculer une seconde fois. Il se retrouvait avec une ligne de vie en triangle dont les sommets n'avaient plus qu'à se rejoindre pour fermer la boucle. Bien sûr, il ne s'était rendu compte de rien. Ce n'est qu'au bout du chemin que Milovan lui fit cet aveu : « J'avais compris pas mal de choses. Tu as été bien plus qu'un frère pour moi. Une statue du commandeur. Un guide. Mais tellement fragile sur tes fondations. Tu étais debout sur un faux socle en trigone. » L'image lui était restée collée à la peau. Ce n'était que trois jours plus tard que le simple incident dont on avait parlé prenait une ampleur beaucoup plus dramatique. L'inquiétude avait gonflé au fur et à mesure que le nuage venu de Tchernobyl se propageait. Anatoli n'était pas rentré et Alevtina, l'Alouette selon Milovan était venue spécialement de Moscou. Elle ne riait plus du tout quand elle a annoncé : « Vassili, mon mari, travaille avec Valeri Alexeevitch Legassov. Un éminent savant de l'Académie des sciences. Je sais ce qui se passe à Tchernobyl. Je vous conseille de partir d'ici. »

A partir de là, les événements s'étaient accélérés. Bogdana s'était murée dans le silence et Anatoli s'était éteint le jour-même où sa mère devait fêter son 84e anniversaire. De fête, il n'y en eut pas. Ni ce jour, ni plus jamais à Slavenshchyna Pour Mikhaïl, la glaciation était en marche et plus rien ne pouvait l'arrêter. C'était sans compter sur l'appétit de vie d'Anissia et de Milovan dont elle s'était attiré la complicité pour ourdir un projet qui aurait pu paraître insensé aux esprits les plus fantaisistes. Entre-temps, à l'automne, Bogdana avait rejoint son fils Anatoli parmi les étoiles sans plus jamais avoir prononcé le moindre mot. Sur son lit de mort, elle était enfin redevenue sereine. Mikhaïl lui avait fermé les yeux et s'était tourné vers Milovan. « Tu es pour moi le frère que je n’ai jamais eu. Je suis né ici, mais plus rien ne m'y retient. Ne m'abandonne pas maintenant. »

La déclaration avait surpris Milovan. D'ordinaire, Mikhaïl ne livrait guère ses émotions. Pour Milovan, les mots de son beau-frère résonnaient comme une adhésion implicite à l'enquête que La Petite avait commencé à mener. D'où il ressortait que le Mikhaïl Bujak en question n'était sans doute pas le Mikhaïl Bojak parti de Slavenshchyna en 1915. Une conclusion à laquelle Anissia était parvenue en se penchant sur les vieilleries que Bogdana avaient enfouies dans un coffre en bois poussiéreux. Sa grand-mère ne lui en avait jamais parlé. Sans doute savait-elle quelque chose mais sans doute aussi pensait-elle préserver Mikhaïl en gardant le secret. Selon La Petite, son grand-père, qu'elle appelait affectueusement son Didous était probablement un soldat de l'armée allemande qui, pour sauver sa peau dans les marais de Prypet aurait troqué sa tenue contre un uniforme de l'armée tsariste avant d'être blessé et frappé d'amnésie.

« Tu vois ce qui nous reste à faire pour remonter le temps ? » avait déclaré triomphalement Anissia à Milovan en revenant voir son Didous au printemps 1988. Deux ans déjà que le feu nucléaire avait consumé Anatoli. Mikhaïl et Milovan avaient finalement pu rester à Slavenshchyna et s'étaient installés ensemble sous un même toit. L'armée soviétique s'apprêtait à quitter l'Afghanistan et Mikhaïl fêtait ses 90 ans. En revenant de Kiev où elle et sa mère habitaient un
modeste appartement, La Petite n'avait pas pris de gants pour annoncer les résultats de ses recherches : « Mon Didous, tu es mon Didous, mais je crois que tu n'es pas le Mikhaïl qu'on croit. » Aussi étonnant que cela puisse paraître, Mikhaïl ne s'en était pas offusqué et avait même renchéri : « Je le pense aussi Nissia. Dans mes rêves, il y a des mots qui me reviennent, des images que je vois et qui n'ont rien en commun avec Slavenshchyna »

A partir de là, tout parut plus simple. Milovan n'avait plus à se cacher pour continuer à bricoler le vieux tracteur T40 sorti des usines d'état de Minsk et dormant depuis des années au fond du pré. Pour le confort des passagers, il allait passer l'été à aménager une vieille remorque en y installant la banquette arrière d'une GAZ Volga M21 sortie en 1958 de l'usine d'assemblage de Nijni Novgorod. « C'est le camarade Joukov, héros de la Grande Guerre patriotique qui m'avait offert cette berline de luxe pour les renseignements que je lui avais fournis lors de la préparation de l'opération Bagration à l'été 44. Le maréchal m'avait dit : « Tu fais partie de ceux qui mèneront l'URSS vers le XXIe siècle. » Je n'allais pas refuser le cadeau. Et la banquette arrière de la Volga a vu des choses que la décence me défend de te décrire », avait expliqué Milovan à son « frère de combat ». Avec les années, la rouille et les hivers avaient fini par avoir raison de la M21. Milovan avait tenu à récupérer la banquette des délices, ainsi que le capot orné d'un renne bondissant et les pare-chocs à bananes.

Le projet était à la fois simple et compliqué. Il fallait traverser l'Europe d'Est en Ouest à bord d'un attelage rocambolesque d'un autre temps et avec un équipage alliant une jeune fille de 18 ans et deux quasi nonagénaires. Deux vieux chênes dont l'un avait besoin de consolider ses racines pour résister à l'usure du temps. Grâce à une lettre manuscrite, Anissia avait réussi à localiser un point sur la carte. Cela lui avait pris un certain temps jusqu'à ce qu'elle comprenne que la destinataire de la lettre perdue dont elle attribuait l'origine à Mikhaïl habitait non pas en Allemagne mais en Alsace dont les ressortissants de l'époque avaient été mobilisés dans l'armée du Kaiser Guillaume II. Coup sur coup, deux éléments allaient faciliter le projet. Tout d'abord, la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989, avec l'ouverture des frontières qui s'en suivait. Puis, l'aide de L’Alouette usant en sous-main de ses appuis « diplomatiques » dans les allées proches du pouvoir du Kremlin.

C'est ainsi que le solstice d'été de l'année 1990 marquait une troisième naissance dans la vie tumultueuse de Mikhaïl Bojak en quête de son identité perdue. Les premiers jours de l'expédition furent une agréable partie de campagne sur les routes ukrainiennes où Milovan avaient connu tant et tant de camarades. Les retrouvailles étaient chaleureuses et arrosées. Puis vint le passage en Pologne. La Pologne qui était encore un pays frère. Un petit frère qui prenait de plus en plus ses distances avec son aîné qui n'avait eu de cesse de le protéger. C'est du moins la conviction que Milovan s'était forgée tout au long de sa vie. Sauf que là il devait déchanter. Partout, on lui racontait une autre histoire. Celle où le Grand Frère, à force de vouloir garder la main mise sur l'héritage du socialisme en finit par étouffer son cadet. « Je suis bien obligé d'accepter la réalité camarade. Pour mieux avaler les couleuvres, sers-moi encore une bonne dose de Sliwowica », éructait Milovan en s'avalant d'une traite son verre d'alcool d'état flirtant avec les 70°.

Anissia découvrait avec ses yeux d'adolescente un monde qu'elle ne soupçonnait pas et Mikhaïl se taisait, obnubilé par ce retour aux sources. De quoi ? Il ne savait pas lui-même. Ils traversèrent la Tchécoslovaquie sans coup férir. Le 10 juillet, l'autoproclamé « Kapitan Milovan » frappait à la frontière allemande, fier comme un officier sur son navire-amiral. En l'occurrence, un T40 de la grande époque soviétique. Le même jour, Mikhaïl Gorbatchev est réélu au poste de secrétaire général du parti communiste, la grogne monte chez les mineurs russes et les voyageurs de Slavenshchyna passent à l'Ouest... Plus ils avançaient, plus la brume se dissipait pour Mikhaïl. Il avait maintenant le sentiment de rentrer chez lui après une très longue absence. Il saisissait au vol des mots d'encouragement. Cette langue lui était familière, mais il se sentait incapable de répondre.
Il était Mikhaïl Bojak, paysan de l'Ouest de Kiev. Sur son kolkhoze, on ne parlait que l'ukrainien ou le russe. D'autres vérités n'allaient pas tarder à surgir.

Une fois de plus, c'est Anissia qui alluma la mèche en lançant dans la conversation, de façon impromptue, le nom d'Anna Schaber. Mikhaïl eut un sursaut. Pourquoi ce patronyme lui évoquait-il quelque chose ? Anissia en remit une seconde couche : « Dis-moi Didous. Si je te dis Pfulgriesheim, qu'est-ce que tu me réponds ? » Que voulait-elle qu'il lui réponde ? Le nom sonnait bien à sa mémoire, mais personne ne venait ouvrir. Au détour d'une halte en Bavière, Milovan exposa son hypothèse à Mikhaïl. Au regard des recherches de La Petite et des effets découverts dans la vieille malle de Bogdana, tous les deux en étaient arrivés à une même conclusion : Mikhaïl serait né en Alsace, dans un village du nom de Pfulgriesheim où il aurait connu une certaine Anna Schaber. Il se trouve qu'au moment où il fut incorporé dans l'armée impériale allemande, Anna était enceinte. Du moins, c'est ce que laissait entendre la dernière lettre non envoyée découverte dans une des poches du blessé de guerre Mikhaïl Bojak :
Ma tendre Anna,
Ici la nuit dans les marais, le froid est encore plus vif que dans le Kochersberg. On n'est pourtant que début septembre. Je voudrais tant être avec toi à préparer les vendanges. Tu me manques terriblement. Les Russes nous bombardent sans arrêt. Beaucoup de camarades sont morts ou blessés. J'ai de la chance de pouvoir t'écrire encore. Je n'aime pas cette guerre. Ce n'est pas la mienne. Tous les jours, je prie Marie pour pouvoir passer la Noël avec toi et notre enfant qui viendra peut-être pour la Saint-Nicolas. Nous le baptiserons ensemble sous le clocher de Pfulgriesheim. Je t'aime du plus profond de mon être. Prends bien soin de toi et de Mamema.
Ton Jakob

Autant d'informations d'un seul coup avaient laissé Mikhaïl perplexe. Si tout cela était avéré, il se retrouvait avec une famille en Alsace et une autre en Ukraine. Le grand écart pour une vie en désordre. Comme les lettres composant le prénom Jakob et son ukrainien de Bojak. Il en venait presque à sourire, perdu dans ses pensées quand le T40 se mit à faire des siennes, toussotant, crachotant jusqu'à un dernier râle sur les hauteurs du lac de Constance. Milovan suait à grosses gouttes. Il eut un regard désespéré en voyant une large flaque d'huile noire tracer son sillon sur le bitume. Ainsi donc, le sort voulait-il que Mikhaïl ne referme jamais la boucle. C'était sans compter sur la détermination d'Anissia. C'est elle qui eut l'idée de solliciter le soutien de la population de Ravensburg, attendrie par le trio venu de l'Est. On leur indiqua une ferme du côté de Lanzenreute où on leur prêterait peut-être un tracteur de rechange afin qu'ils puissent aller au bout de leur quête.
Le fermier était un grand gaillard rougeaud et avenant, passionné de machines agricoles qu'il récupérait dans les environs pour leur redonner une nouvelle jeunesse. Il venait de restaurer un « petit bichou ». Autrement dit, un Nuffield Universal 3 rouge des années 60, trois cylindres Diesel de 35 chevaux, soit cinq de moins que le T40. Pour Milovan, l'honneur était sauf. Ce qui ne l'empêcha pas de grommeler et de pester après cet ersatz de tracteur qu'il eut tôt fait de surnommer Le Rouge, non seulement en référence à sa couleur, mais aussi pour garder le lien avec son âme de révolutionnaire invétéré. C'est donc à bord du Rouge tractant sa remorque aménagée en roulotte que l'équipage franchit le Rhin le matin du 21 juillet 1990. Soit pile 21 ans après que Neil Armstrong de l'empreinte de son pied n'ait défloré la virginité lunaire. 21 ans après, Mikhaïl Bojak pose le pied en Alsace. Milovan ne put s'empêcher une comparaison risquée : « Un si petit pas pour l'Humanité, un pas en avant pour un pas de géant en arrière... »

La remontée de la plaine d'Alsace se fit sans un mot échangé. Mikhaïl s'était perdu dans la contemplation des sommets arrondis marquant l'horizon. Anissia appréhendait la fin de l'aventure et tout ce qui pouvait en découler. Quant à Milovan, il se laissait bercer par les tressautements du Rouge tout en sifflotant les notes de l'Internationale ouvrière. C'était un dimanche. La circulation était intense et les automobilistes perdaient parfois patience avant de pouvoir doubler cet étonnant
attelage sorti d'ailleurs, d'un autre temps et d'une autre guerre. A Pfulgriesheim comme ailleurs, les travaux des champs s'étaient mis en villégiature le temps d'une respiration dominicale. Le village était alangui sous la chaleur estivale. Milovan gara le Rouge et sa caravane vintage sur la place fleurie, devant la mairie, en face du clocher de l'église.
Pour Mikhaïl, l'heure de vérité était proche. Il commençait à se faire à l'idée d'avoir vécu deux vies en une seule. A la fois Mikhaïl Bojak, fils d'Ukraine, et Jakob, sans plus de précision, combattant malgré lui dans les rangs de l'Empire germanique. Mikhaïl ou Jakob, Mikhaïl et Jakob, qu'importe l'étiquette, c'était le produit qui comptait. Et pour Milovan, une chose était sûre, le vieillard qu'il avait en face de lui était bien plus qu'un frère. Un homme pur qui, toute sa vie, aura construit pierre après pierre son faux socle en trigone qui pourrait l'élever en héros anonyme parmi les victimes anonymes d'un siècle finissant. Le regard de Mikhaïl restait obstinément braqué sur le clocher qui frappa trois coups. Anissia alla se détendre les jambes devant la vitrine de la quincaillerie North. Un volet s'entrebâilla. Une femme à peine plus jeune que Milovan apparut à la fenêtre.

    • Vous cherchez quelqu'un ?
    • Pardon madame, reprit Anissia. Pouvez-vous nous renseigner ? Y a-t-il une famille Schaber dans le village ?
La femme eut l'air surpris. Elle ouvrit le volet en grand. Son regard se posa sur le curieux attelage garé sur la place.
    • Vous, vous n’êtes pas d'ici !
    • C'est le moins qu'on puisse dire. On vient même de très loin, reprit Milovan. Mais les premières impressions sont parfois trompeuses.
La femme ne releva pas l'insinuation et revint sur la première question que lui avait posée Anissia.
    • Il y a bien longtemps qu'il n'y a plus de Schaber à Pfulgriesheim. La dernière est partie vivre en ville, à Strasbourg quand moi-même je n'étais encore qu'une gamine. Une bien triste histoire...
    • Elle s'appelait Anna ?
    • Comment le savez-vous ?
Mikhaïl n'avait toujours pas bougé. Il surprit tout le monde en déclarant d'une voix monocorde et sans appel :
    • Anna et moi, on devait se marier !

A partir de là, tout s'accéléra. Une famille en promenade s'était arrêtée pour admirer le Nuffield Universal maladroitement maquillé en T40. Ce qui ne trompa pas longtemps un vieux cultivateur du coin qui en avait vu passer des tracteurs. « Mais jamais un AVTO avec cette tête-là », asséna-t-il à Milovan qui tentait de le convaincre du contraire. Fendant le petit attroupement qui s'était formé autour du trio improbable que représentait Anissia et ses deux acolytes, un homme rondouillard, dans la force de l'âge, s'avança vers Mikhaïl et lui tendit la main. « Jean-Pierre Lentz, je suis le premier adjoint au maire de Pfulgriesheim. Ravi de vous rencontrer. On m'a dit que vous cherchiez une dénommée Anna Schaber ? » Mikhaïl ne réagit pas immédiatement. Sa main était restée collée dans celle de son interlocuteur. Une bulle avait éclaté à la surface du bouillon de ses souvenirs. Lentz, mais c'est bien sûr ! Il connaissait ce nom. Et il était même capable de situer la
ferme Lentz par rapport à l'église. Direction Lampertheim, sur la gauche. C'est tout ce qui lui revint avant que le couvercle de sa mémoire ne se referme.

C'était à la fois peu et énorme ! Cette fois-ci, le doute n'était plus permis. Mikhaïl, alias Jakob, avait vécu ici. Il ne pouvait plus en être autrement. L'adjoint au maire qui était plutôt du genre avenant proposa à Milovan de garer le Rouge et la remorque dans la cour de sa ferme à
colombages et de partager une bouteille de Riesling fraîche avec ses « invités » : « J'étais en train de regarder la dernière étape du Tour de France. Mais un Ukrainien à Pfulgriesheim, ça vaut bien un Américain en jaune sur les Champs-Elysées. » La considération passa par-dessus la tête d'Anissia, impatiente de défaire enfin les nœuds de la pelote de vie de son Didous. Comme il était encore de coutume à cette époque, Jean-Pierre hébergeait alors sa vieille mère dans la ferme familiale. Une dame d'un âge certain qui se joignit à eux sous la tonnelle.

Cette fois-ci, c'est Milovan qui annonça la couleur après une première gorgée de riesling dont il se pourlécha les lèvres. Il passa les détails de leur équipée sauvage à travers une Europe en mutation pour arriver directement à l'essentiel. En l'occurrence Anna Schaber. « Pauvre femme », geignit la vieille Marthe en entendant ce nom. « Elle n'a pas eu beaucoup de chance dans sa vie. Quand son Jakob est revenu de cette boucherie, la petite était né. Il était si bel homme quand il est parti. Au retour, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Les parents Hirt ne s'en sont pas remis. Encore moins quand Jakob leur a annoncé qu'il lâchait la ferme. Il est allé travailler à la brasserie Kronenbourg. Je crois que ça ne l'a pas aidé. Anna était malheureuse mais personne ne pouvait rien y faire. Ils sont allés s'installer en location à l'entrée de Strasbourg. Pensez donc, un paysan d'ici, partir pour la ville ! »

Au fur et à mesure que Marthe parlait, Mikhaïl se tassait dans son siège. Milovan et la Petite échangeaient quelques regards furtifs et dubitatifs. Le récit de leurs hôtes n'allait pas dans le sens de l'histoire qu'Anissia avait si patiemment élaborée. Ainsi donc Jakob était revenu de la guerre. Et s'il était revenu, Mikhaïl ne pouvait pas être Jakob. Et s'il n'était pas Jakob, qui était-il puisqu'il n'était pas non plus le Mikhaïl Bojak originel ? Le riesling gouleyant n'arrangeait rien à la transparence des idées. Au contraire, il jetait un voile de brume supplémentaire sur un scénario de plus en plus embrouillé. Jean-Pierre joua à merveille son rôle d'ambassadeur de sa commune en proposant une visite du village avant d'ajouter d'un ton malicieux : « La capitale mondiale de la tarte flambée et je vous laisserai en témoigner chez vous là-bas si Lénine le veut bien. » Milovan allait réagir au quart de tour. Il réussit au dernier moment à dominer son tempérament et à mettre son honneur de côté. « Et un centimètre de moins dans les illusions », pensa-t-il.

L'air de rien, Jean-Pierre laissa Mikhaïl en tête du groupe. Celui-ci bifurqua instinctivement dans la rue qui monte vers Pfettisheim. Au bout d'une bonne centaine de mètres, il marqua un arrêt. Quelque chose manquait dans son décor. « C'est ici qu'habitait la famille Hirt. La vieille maison alsacienne a été rasée dans les années 60. Elle était sur le point de s'écrouler. » Tel un chien de chasse à l'arrêt, Mikhaïl ne bougeait plus. La marmite des souvenirs s'était remise à bouillir et cette fois-ci, les bulles éclataient en perles. Il en était sûr désormais. Il s'était bien appelé Hirt. Le prénom de Jakob lui était familier. Mais, à côté de Jakob, il y avait aussi un Mikhaïl. Ou plutôt un Michaël. Simple transcription ou homonymie approximative ? Jean-Pierre ne lui laissa pas le temps de trouver la réponse. C'est lui qui proposa instantanément : « Je vous propose de passer au cimetière où repose Jakob Hirt. Je crois que c'est l'alcool qui l'a tué, autant que la perte de son frère. »
    • Son frère ? interrogea Anissia.
    • Oui, je ne l'ai pas connu bien sûr. Mais on en a tellement parlé dans le village.
    • Et que lui est-il arrivé à ce frère ?
    • Tombé au champ d'honneur. Mort pour la France. Ou pour l'Allemagne. Vous savez, ici en Alsace, beaucoup sont morts sans savoir pourquoi ni pour qui ils combattaient. Alors on a simplement inscrit Michaël Hirt sur la plaque des soldats morts pour la patrie.
    • Il s'appelait Michaël ?

Mikhaïl s'était assis sur une pierre en grès rose et poursuivit lui-même le récit :
    • Oui, il s'appelait Michaël. Jakob et Michaël étaient jumeaux. Tellement jumeaux
d'ailleurs que personne n'arrivait à faire la distinction entre les deux. J'ai des images qui me reviennent maintenant. C'était juste avant la guerre. C'était au printemps. Ce jour-là, avec mon frère, on était allé courir dans les champs. Une gamine du village nous avait suivis. On l'avait fait marcher. On n'arrêtait pas d'échanger nos prénoms. Elle devait avoir une dizaine d'années. Je me souviens de ses tresses relevées au-dessus de sa tête. On lui avait révélé notre secret. Le seul signe qui nous permettait de nous distinguer : Jakob avait une tache de naissance située juste sur le haut de sa fesse droite. Elle avait voulu la voir. Elle nous avait montré un grain de beauté à la base de son sein gauche pas plus gros qu'une mirabelle. Un jeu bien innocent pensions-nous à l'époque.
    • Et cette fille, c'était ?
    • Anna Schaber. C'était Anna !
    • Et toi dans l'histoire, le coupa Milovan.
Mikhaïl se renferma dans son mutisme. Si Jakob était revenu du front de l'Est, il ne pouvait être que Michaël. Mais alors pourquoi avait-il la lettre adressée par Jakob à Anna ?

Malgré ce semblant d'éclaircie, le mystère demeurait entier. Il était à peu près certain que Mikhaïl était né à Pfulgriesheim, Alsace, sous le patronyme de Hirt. Le plus probable était qu'il se soit appelé Michaël Hirt. Que tout le monde l'ait cru mort et qu'il resurgisse sept décennies plus tard sous le nom de Mikhaïl Bojak, citoyen de Slavenshchyna, Ukraine. La boucle était bouclée. Sauf que ni Milovan ni Anissia ne voulaient se contenter de cette explication.
    • Et cette Anna Schaber, est-elle toujours en vie ? osa la Petite à l'adresse de Jean-Pierre Lentz, un tant soit peu dépassé par les révélations successives.
    • On la voyait une fois par an, à la Toussaint. Elle venait fleurir la tombe de Jakob. Mais cela fait bien cinq ans qu'elle n'est pas venue. Elle n'est plus très jeune et elle n'a pas de moyens de déplacement. Mais, à ma connaissance, elle n'est pas décédée. La mairie en aurait été avertie.
    • Et savez-vous où on peut la trouver ?
    • Faut voir ça avec Marcel, notre secrétaire de mairie. Il doit avoir ça dans ses registres.


C'est ainsi que, dès le lundi matin, Anissia s'installait au volant d'une Renault 12 hors d'âge, prêtée par le seul garagiste de Pfulgriesheim, pour emmener son Didous et Milovan dans la cité de la Robertsau à l'entrée de Strasbourg. Anna habitait une vieille bâtisse défraîchie et surannée qui sentait le rance et la nostalgie. La femme qui ouvrit la porte était courbée et décharnée. Elle rappela douloureusement à Mikhaïl les derniers mois de Bogdana. Milovan lui adressa un sourire et, pour engager la conversation, lui fit croire qu'il était un ancien collègue de Jakob, à la brasserie, et qu'il revenait au pays après avoir beaucoup voyagé. Apparemment, Anna était heureuse de recevoir du monde. A l'en croire, plus personne ne venait la voir et les journées lui paraissaient de plus en plus longues. Elle se mit à leur parler à flots continus. Tout ce qu'elle ne pouvait plus déverser devant quiconque s'étalait dans la pièce confinée qui n'avait pas dû beaucoup changer depuis le départ de Jakob.

    • Je me souviens de ce jour où j'ai vu les jumeaux quitter le village pour rejoindre le
régiment allemand basé en Belgique ? Et aussi du jour où un seul des deux est revenu ? Il n'était plus le même. Je le pensais plus grand, mais c'est moi qui avait grandi. J'avais alors 19 ans. Lui en avait 21. Notre petite Catherine était née. Il était toujours aussi beau mais avait le regard un peu moins bleu. Comme si on avait passé une touche de pétrole sur l'azur. A Pfulgriesheim, on ne savait pas si on devait fêter le retour de Jakob ou la disparition de Michaël. Du plus loin que je me souvienne, l'un n'allait pas sans l'autre. C'était les jeunes Hirt, ça allait de soi. Et on se retrouvait avec le pauvre Hirt, orphelin de son frère. A ce moment-là, il n'est pas resté longtemps au village. Il avait été mobilisé par l'armée de Guillaume II pour combattre les Français et voilà qu'il se retrouvait
appelé par le service aux armées du Ministère de la guerre français, incorporé au 79e régiment d'infanterie. L’Alsace avait une nouvelle fois changé de camp. Quand je l'ai revu, c'était à la fin du mois de juin 1920. Ils l'avaient renvoyé dans ses foyers pour lui permettre d'aider à la fenaison et aux moissons. Je pensais pouvoir le sauver de ses démons. Je lui offrais tout mon amour. On a vécu de beaux moments. Il a voulu me raconter « sa » guerre, mais il ne le pouvait pas. Tout ce que je sais, c'est qu'il avait été stationné à Beverloo. Que là, le commandement allemand qui se méfiait des Alsaciens avait envoyé les deux frères sur le front de l'Est. Il est revenu tout seul. Il avait laissé son frère là-bas. Une tache indélébile que la meilleure ménagère du monde n’arriverait pas à faire disparaître.
    • Pourquoi me parles-tu de tache, Anna ?

Le temps se figea. Les regards d'Anissia et de Milovan se braquèrent sur Mikhaïl. La logorrhée d'Anna s'interrompit d'un seul coup. Mikhaïl l'avait tutoyée comme une vieille connaissance. Pour lui dire quoi ? Pour lui parler de tache... Il se leva péniblement en appuyant ses deux poings sur la table. Il tira sur sa chemise pour la faire sortir de son pantalon. Et là, au vu de sa petite-fille, de son ami, son frère, et de cette femme qu'il venait de rencontrer, il abaissa la bordure de sa ceinture pour dévoiler au bas de son dos, sous son rein droit, une tache de naissance. Anna blêmit. Milovan passa sa main sur sa barbe. Anissia restait bouche bée. Mikhaïl se rassit et reprit la parole, le regard dans le vide.
    • Oui, c'est moi Jakob. Oui, Anna et tu le savais depuis longtemps. Notre enfant était né et
Michaël était revenu. Son nom était déjà inscrit sur le monument aux morts. Il n'a pas voulu lui enlever cet honneur. Je me rappelle maintenant de notre départ de la ferme. L'arrivée à Beverloo. Notre longue marche vers l'Est. Et puis notre jeu habituel de brouiller les pistes. Nos livrets militaires échangés. A la guerre comme à la guerre ! S'il faut mourir autant s'amuser. En un tour de main, je devenais Michaël et lui Jakob. On avait pris la guerre pour un jeu et le jeu nous avait pris nos vies. Quand Michaël est tombé à côté de moi, je n'avais plus qu'une chose en tête : sauver ma peau. Il m'a fallu tuer le premier soldat adverse qui s'est dressé face à moi. Je l'ai déshabillé et j'ai enfilé ses vêtements. Un peu trop grands pour moi ! Après, il y a eu un grand trou noir. Je me suis réveillé. Je ne comprenais rien à ce qui se disait autour de moi. J'étais Mikhaïl Bojak.
    • La taille des illusions et le poids des taches dans l'histoire, pensa Milovan.
Anissia découvrit ce jour-là que son Didous était à la fois Mikhaïl Bojak, père d'Anatoli et de Darena Bojak, mais aussi Jakob Hirt, passé en un éclair de la plaine d'Alsace aux plaines d'Ukraine pour tisser une histoire de fraternité dans les méandres de la Grande Histoire du Siècle.