dimanche 2 novembre 2014

Le chant grave du traquet rieur

I believe I can fly... like a cat in the sky

Non, je ne t'infligerai pas des pages de lecture dans la langue de Shakespeare. Ce n'est pas ma cup of tea ni même ma coffee-cup. D'ailleurs, depuis mes années collège et lycée, j'ai oublié où était Brian. Ni in the kitchen, ni in the shower. Promis, j'ai vérifié, pas de Brian. Evaporé, envolé, désintégré le Brian. Alors, pour ce sunday matin sans sun, je voulais dire un grand merci à Jean-Louis Riguet, auteur de plusieurs ouvrages au Masque d'Or et aux éditions Dédicaces, entre autres, qui m'a accordée une interview sur son blog que je t'invite à visiter en cliquant sur le lien ci-dessous : http://librebonimenteur.wordpress.com/tag/gerard-lossel/
 
 Et maintenant, un peu de lecture pour te donner des ailes...

Le chant grave du traquet-rieur


Tout ce qui vole avait toujours exercé une fascination irrésistible sur Jacques. Hormis les insectes au vol aléatoire et sournois. Et encore ! Il y avait insectes et insectes. Du bon côté de la barrière, il rangeait les lépidoptères et les libellules. Du côté sombre, il y avait les mouches, moustiques, moucherons et autres hyménoptères capricieux. Car, pour Jacques, rien ne remplaçait le vol gracieux d'une cigogne, le flap-flap des ailes d'un cygne au décollage ou le sifflement indicible d'un faucon fusant sur sa proie. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, le rêve de Jacques avait été de pouvoir égaler les oiseaux. De se fondre dans ce ballet aérien où seul le vent joue au chef d'orchestre pour un concerto fait de souffles et de silences.

Bac en poche au début des années 70, il s'était lancé dans les études d'ingénieur avant de rejoindre l'Aérospatiale. Blagnac, Toulouse-Nord, était devenu son univers. Il avait participé à l'élaboration de l'A310, premier appareil doté d'une voilure supercritique dont il n'était pas peu fier. Le succès de l'Airbus 320 pour lequel il avait imaginé le fuselage ne venait que renforcer Jacques dans sa passion pour tout ce qui était capable de se laisser porter par le vent. Quand il avait passé la semaine devant sa planche à dessin, il s'évadait le week-end venu en s'adonnant au vol à voile. Jusqu'à ce jour de printemps 1982 où un ami pilote lui parla d'un nouvel engin qui arrivait sur le marché. Un certain Mosquito mis au point par Roland Magallon. Bien qu'il trouvât de mauvais goût le nom de cette aile volante motorisée, Jacques se promit de tester l'appareil.

Jacques devint rapidement un adepte inconditionnel de l'ULM pendulaire. Dorénavant, le moustique c'était lui. En moins fourbe et en plus pacifique ! Ses escapades dominicales l'amenaient à survoler le massif pyrénéen de l'Atlantique à la Méditerranée, tel un milan noir suivant sa route migratoire. Du haut de son tricycle volant, il se prenait pour Nils Holgersson découvrant son païs côté pile. C'était sans compter sur Éole et ses caprices. Une première alerte l'avait contraint à se poser en rase-mottes, tel un pionnier de l'aviation, dans un champ fraîchement fauché, du côté du lac de Montbel. A l’atterrissage, une bourrasque de vent retourna son Mosquito comme une crêpe, obligeant le pilote à maintes contorsions pour se sortir des tubulures enchevêtrées. Il s'en était tiré avec une belle frayeur et une fracture du scaphoïde l'obligeant à trois mois d'immobilité.

Pas de quoi décourager un « fou du volant » comme le surnommaient ses amis. Dès qu'il prenait l'air, seuls le vent, les nuages et sa propre fougue lui dictaient leur code de conduite. Il faillit s'en mordre les doigts. Jacques faisait aveuglément confiance à sa bonne étoile. Il était convaincu que rien ne pouvait le détourner de sa passion. Que son heure n'était pas arrivée ! Pas encore ! Qu'il avait, lui aussi, sa mission à accomplir.

*

Aujourd'hui, Jacques a passé ses 65 ans. Il les a fêtés au printemps dans la maison basque qu'il a pu s'offrir avec ses économies et sa retraite d'ingénieur. Une bâtisse battue par les vents, corniche de la Falaise, à Bidart, non loin de la chapelle Sainte-Madeleine. Vue imprenable sur le large, sur ces reflets irisés de la houle dont les percussions des rouleaux se mêlent à la symphonie de l'autan et de l'hegoa. Une sensation de puissance décuplée quand le chef d'orchestre du temps demande à ses éléments de jouer fortissimo. Entre l'air et l'eau, le cœur de Jacques balance comme une bille d'acier entre deux aimants. Il a découvert la puissance de la vague de Parlementia que de jeunes surfeurs viennent défier dans l'arène atlantique. Mais Jacques n'a plus vingt ans. Son médecin l'a prévenu. Alors, il reste sur le rivage, chevauchant les creux et les crêtes par procuration. « Nez au vent, mains dans les poches » se plaît-il à répéter à qui veut bien l'entendre.

C'est l'équinoxe d'automne. Les grandes marées sont au rendez-vous. Les grondements de la houle semblent remonter des entrailles de l'océan pour se marier au sifflement strident du vent. Quelques intrépides en combinaison attendent la vague ultime pour toréer la « bête ». Parmi eux, un tout jeune adolescent. Moins de quinze. Jacques l'observe. Il se revoit un demi-siècle en arrière. La même détermination. Le même regard d'acier et une farouche volonté de dominer les éléments. Se laisser porter par l'air ou dompter les vagues. Qu'importe, pourvu que ça glisse et plus rien d'autre n'existe. Le jeune homme disparaît dans un creux et réapparaît en Thésée triomphant du Minotaure sur l'arête musculeuse d'un impressionnant rouleau d'écume. Un ballet aquatique qui n'attend plus que l'apothéose.

La planche vole dans les airs. Son cavalier est englouti par les flots. Jacques se redresse et scrute l'horizon métallique. Cent mètres ? 200 mètres ? Impossible d'estimer une distance quand le ciel et la mer se confondent. Il n'y a plus à tergiverser. Jacques se sent l'énergie d'un Johnny Weismuller au sommet de sa gloire. Le crawl il connaît. Même contre le courant et le vent. Encore une fois, se sortir les mains des poches ! Il y a une vie à sauver là-bas. Ce n'est pas lui qui nage, c'est sa conscience qui lui dit d'avancer ! A chaque mouvement de bras, une force contraire lui fait perdre la moitié du chemin gagné. Il y est presque. Le jeune homme est brinquebalé par les paquets d'eau. Jacques l'empoigne, lui dit de s'accrocher. Le retour n'est pas plus simple. Des rouleaux d'écume s'abattent à intervalles réguliers sur le sauveteur et son rescapé. Jacques puise dans ses dernières ressources. La plage est proche. On vient à sa rencontre. Des bras salutaires agrippent le jeune surfeur. Jacques sent enfin le sable

sous ses pieds. Et puis... Plus rien...

*

Sur la plage, un homme est étendu. C'est Jacques ! Au-dessus de lui, le ciel bleu pétrole a laissé place à une voûte d'une blancheur immaculée. La lumière est aveuglante. Il n'entend plus ni le vent ni les vagues. Juste le chant d'un oiseau. Une fauvette qui zinzinule ? Un geai qui cageole ? Il n'a jamais su trop bien différencier les deux. Jacques est reparti dans les airs. Mais est-ce vraiment lui qui vole ? Comment peut-il à la fois voler avec les oiseaux et se prélasser sur le sable. Jacques se revoit en Mosquito. La dernière fois qu'il s'était senti aussi léger, c'est quand un maudit coup de tramontane avait brusquement mis fin à son histoire d'amour avec le fameux Mosquito, paix à son âme ! C'était quand déjà ? Les années défilent. Flash-back en accéléré sur une vie. Jacques file à toute vitesse dans ce tunnel blanc éclairé de mille spots. Ça y est, c'est là !

La travelling arrière de Jacques se fige. C'est lui à 45 ans. Ce dimanche-là, il avait jeté son dévolu sur un terrain au sud de Perpignan. Objectif : le survol des réserves naturelles du Mas-Larrieu et de Cerbère-Banyuls, avec un crochet par l'église Notre-Dame des Anges. Ce jour-là les anges devaient être occupés ailleurs. Dès de la décollage, il avait eu un pressentiment. Quelque chose ne tournait pas rond dans son Mosquito. Un cliquetis inhabituel dans le vrombissement ordinaire du moteur. Ce n'était que le début d'événements en cascade qui le dévièrent inexorablement de la route prévue. Le vent se mit à tourbillonner dans tous les sens. Un orage aussi soudain qu'imprévu et le borasco, ce vent en rafales que redoutait tant Jacques, le poussèrent toujours plus loin vers les contreforts pyrénéens.

Le « moustique à moteur » se mit à tituber comme un insecte soumis à une dose mortelle de pyrèthre. Jacques perdait inexorablement de l'altitude. En-dessous de lui, les cimes des arbres se rapprochaient dangereusement. Le choc devenait inévitable. Quand Jacques avait repris conscience, le soleil était revenu. Du sang ruisselait sur son visage griffé de toutes parts. Mais il y avait surtout cette douleur aiguë au niveau de son genou droit. Sa jambe était en équerre. Il ne sentait plus ses orteils. Il essaya de s'extraire d'un amas de branche et de tubes métalliques. Impossible de bouger. Chaque geste le faisait souffrir davantage. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Autour de lui, les hêtres dressaient leurs silhouettes majestueuses. Leur frondaison avait dû amortir sa chute, les branches se contentant de lacérer son corps.

Le seul recours qui restait à Jacques était son téléphone portable. Un des premiers appareils qui venaient d'arriver sur le marché. L'appareil se trouvait dans la poche intérieure de son blouson aviateur. Encore fallait-il, d'une, qu'il ait résisté au choc. Et, d'autre part, que les ondes parviennent jusqu'ici. Jacques se tortilla sans à-coups pour extraire le cellulaire de son étui. La

batterie et le réseau étaient proches du zéro. Jacques réussit néanmoins à composer le 18. Il lui fut hélas impossible d'expliquer à son interlocuteur où il était tombé. Avant deux minutes de conversation, la technique avait rendu l'âme. Jacques souffrait de plus en plus et, pour la première fois de sa vie, il entrevit la mort. Il mourrait ici, dans cette forêt de chênes et de hêtres, avec son Mosquito pour seul linceul.

Le soleil déclina. Jacques reconnut à quelques pas de lui une bruyère arborescente. Au moins sa tombe serait fleurie, pensa-t-il. Pour oublier ses souffrances, il se concentra sur les bruits qui l'entouraient. Au début, il ne perçut que le silence. Un silence qui se peuplait de bruits indicibles auxquels Jacques ne prêtait jamais la moindre attention. Le frôlement des feuilles. Le craquement incessant des branches comme autant de battements de cœurs. Le bourdonnement des insectes du soir cherchant une dernière fleur à butiner. Pour une fois, Jacques appréciait la compagnie des insectes. Jacques eut l'impression d'assister à la mise en place d'un orchestre. Les musiciens de la nature accordaient leurs instruments pour accueillir la nuit.

Cette nuit-là, Jacques ne parvint pas à dormir, oscillant entre l'espoir de voir arriver ses sauveteurs et l'idée de quitter cette Terre sans l'avoir vue une dernière fois de haut. Les oiseaux nocturnes avaient pris le relais de leurs frères de lumière. Quand les lumières de l'aube traversèrent le feuillage, la naufragé du Mosquito se sentit perdu. Il avait eu la prétention de voler avec les oiseaux. Il mourrait desséché comme une tortue sur le dos.

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand des aboiements de chiens se firent entendre. Des cris parvenaient d'entre les buissons. Jacques rassembla ses forces pour hurler : « A l'aide ! Je suis là ! » Sa douleur se réveilla. Vive ! Incisive. Il était en sueur. Les cris s'étaient tus. Il se redressa sur ses coudes. Deux bergers allemands approchèrent leurs truffes de son visage collant. Des hommes en uniforme les suivaient :

    • On peut dire que vous avez eu de la chance. Avec le peu d'indications que nous avions, je ne pensais pas vous trouver aussi vite, déclara celui qui semblait diriger l'équipe de secours.

Deux heures plus tard, Jacques s'endormait sous l'effet de l'anesthésie à l'hôpital de Perpignan.

*

C'était il y a si longtemps. Pourquoi Jacques se retrouve-t-il maintenant à ressasser cette histoire d'un passé vieux de plus de vingt ans ? Et pourquoi tout est si blanc autour de lui ? Où sont les chants des oiseaux et les frôlements du vent ? Il vole au-dessus de son propre corps étendu sur la plage de la Parlementia. Le voilà qui rouvre les yeux. Il est dans une chambre d'hôpital. L'histoire a parfois des hoquets incontrôlés. Un homme en blouse verte est penché au-dessus de lui :

    • On peut dire que vous avez de la chance. Avec le peu

d'espoir que vous nous laissiez, je ne pensais pas pouvoir vous ramener.

Jacques ne dit rien. Il touche sa jambe. Elle est intacte. Son visage aussi.

    • Dites-moi Docteur, où sommes-nous ?
    • Hôpital de Bayonne, mon cher Monsieur Zeller !
    • Et vous pouvez me dire ce qui m'est arrivé ?
    • Le cœur, monsieur. Faut dire qu'à votre âge, vous avez un peu forcé sur vos capacités. Mais rassurez-vous, le petit va bien.

Le petit ? Ça y est ! Jacques revient à la vie. Il se souvient. La vague ! Les paquets d'eau. Le surf ! Le garçon sur la planche ! La planche sans le garçon ! Une infirmière entre dans la chambre.

    • Monsieur Zeller, un jeune homme et sa mère souhaiteraient vous parler. Vous en sentez-vous capable ?

S'il s'en sent capable. Bien sûr qu'il s'en sent capable. Jacques n'est pas du genre à se laisser abattre par la première brise venue. Le jeune homme rentre en premier. C'est lui ! Il sourit ! Jacques ne lui laisse pas le temps de parler :

    • Assieds-toi et appelle-moi Jacques ! Je sais, tu vas me dire merci ! Mais, je suis sûr que tu en aurais fait de même pour moi si le cas s'était présenté.
    • C'est vrai Monsieur Jacques. Je suis content que vous vous en soyez tiré. Et mon père aussi.
    • Ton père ?
    • Oui, il aurait aimé vous le dire mais il est parti en campagne pour la LPO. Vous savez, les oiseaux ?

Jacques a un peu de mal à suivre le discours de son visiteur. L'élégante quadragénaire qui l'accompagne prend la parole.

    • Monsieur Zeller. Excusez mon fils. Il est encore un ému par tout ce qui lui est arrivé ces derniers jours. Je suis consciente que sans vous, il ne s'en sortait pas...
    • Je n'ai fait que de suivre mon instinct, Madame. Le destin a fait le reste. Voyez-vous Madame …
    • Dalibert !

Jacques se tait. Pourquoi ce nom est-il resté gravé au fond de sa mémoire ? Pas le temps de s'interroger plus longtemps. La femme reprend la main.

    • Nous ne nous étions jamais rencontrés Monsieur Zeller. Mais Éric, mon mari, m'a souvent parlé de vous.
    • Je le connais ?
    • Pas directement. Vous avez eu l'air surpris que Jorge vous parle d'oiseaux. Il faut vous dire que son père s'est passionné très tôt pour les oiseaux. Éric a fait de

sa passion son métier.

    • Comme moi, intervient Jacques.
    • Et comme vous, il lui est arrivé de sauver une vie. Et tout ça, grâce au traquet-rieur ! Il avait alors une quinzaine d'années. De temps en temps, il accompagnait son père, le grand-père de Jorge, qui était alors pompier professionnel. Ce jour-là, un appel leur était parvenu. Un homme blessé, impossible à localiser. Éric avait passé et repassé la bande. Et c'est là qu'il avait reconnu le chant grave et rocailleux du traquet-rieur. Il savait parfaitement que les derniers couples de cette espèce aujourd'hui disparue nichaient dans le massif des Albères. Cet élément a été déterminant dans les recherches et l'histoire s'est plutôt bien terminée pour tout le monde. Monsieur Zeller, je suis heureuse de vous rencontrer aujourd'hui. J'espère que votre jambe va bien...

Jacques a écouté ce long monologue sans décrocher la moindre parole. Dans ses souvenirs, tout s'éclaire. Dehors, des nuages bourgeonnent dans le ciel. Le concerto de la nature est sans fin. Il n'a qu'une hâte : pouvoir à nouveau arpenter la plage le nez au vent, et les mains dans les poches pour de bon.