Quand les mots lassent au soleil d'été...
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Reflets brisés d'un doux après-midi d'été à la Pousselisière
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Pause-scriptum : En attendant la parution de mon prochain roman programmée pour la fin de l'année, avec un regard anticipé vers un futur pas très rieur, "Faux socle en trigone" reste disponible à l'achat sur les sites de vente en ligne : e-bay, éditions du Masque d'Or, ou par l'intermédiaire de ce blog. Je dédicacerai l'ouvrage le samedi 8 août de 16 h à 18 h 30 à Pfulgriesheim (Alsace). D'ici là, pause scriptum estival et doigts de pieds en éventail. Mais si le coeur t'en dit, un peu de lecture pour les heures perdues qui ne se rattrapent guère :
Ultime échappée pour l'oublié de l'Olympe
On est le 23 juillet 1952. Au pays des Pharaons, le roi Farouk est tombé. Je l'ai entendu aux actualités. C'est mercredi. J'ai 10 ans et demi et mon grand-père est mort. Il est mort comme il avait vécu. En roue libre et sans faire de bruit. Il est mort le jour de gloire de Bernard Malivoire. Oui, je sais, vous ne connaissez pas Bernard Malivoire. Mon grand-père le connaissait, lui ! Sauf qu'il est mort ! Mort bêtement. Sottement. Sans que personne ne connaisse son secret. A part moi, bien sûr. Quand il me parlait, je l'écoutais. Religieusement me disait-il. Pourtant il n'y croyait plus beaucoup, au ciel. « Comment Dieu existerait-il si même lui ne reconnaît pas les mérites de ses enfants ? » se lamentait-il. Il ne gémira plus. Il en est ainsi des grands hommes. Je dis grand parce qu'à mes yeux il était le plus grand. Tous les autres le voyaient petit. D'accord, il ne dépassait pas le mètre soixante et pesait à peine la moitié d'un quintal. Et alors ? Je ne suis pas grand non plus. Mais mon grand-père, lui, c'était le plus grand !
Le plus grand et il est mort le lendemain de ses soixante ans. Pour son anniversaire, ses copains lui avaient offert un vélo Bertin couleur or. Avec maillot rouge et noir comme il convient. C'est qu'il leur en avait tant parlé de ses soirées au Vel' d'Hiv' à la fin des années 20. Mécano de Charles Lacquehay qu'il était. Mais les honneurs n'étaient jamais pour lui, même quand Longue Carabine, « c'est comme ça qu'on l'appelait le grand Charles », répétait Grand-Père quand il en parlait, remportait les Six Jours en 1926 et 1928 en faisant équipe avec Le Frelon. Mais oui, le Frelon, Georges Wambst, champion olympique en 1924. Ce n'est pas que je sois très calé en matière de cyclisme. Ce sont les mots de Grand-Père avant qu'il ne passe sous les roues du Berliet. Mort au champ d'honneur ! Mort en roue libre sur un vélo Bertin après avoir réglé tous les pignons fixes des pistards. « Au moins, sur la piste, tu ne te poses jamais la question si tu dois pédaler ou pas. Tant que les roues tournent, les jambes tournent. Et inversement ! » Ça aussi, c'est de Grand-Père.
Lui, les jambes il ne les tournera plus. Ni la tête comme quand il posait sur moi son regard attendri en me disant : « Petit ! Si tu savais, tu serais fier de ton nom ! » Et moi, je le poussais à raconter. Mais personne ne savait. Ou plutôt personne ne voulait le savoir. On le prenait pour un de ces bateleurs de foire, beau parleur. Un petit homme qui s'inventait une grandeur passée pour oublier que la nature ne lui avait pas offert un corps
d'athlète. Alors, c'est à moi qu'il se confiait. Dans son atelier de réparation, il gardait jalousement une sacoche de vélo fermée à clé. Enfilée dans un lacet, la clé pendait à son cou tel le diamant du pauvre. « Tu vois, Petit, cette clé, c'est la clé de ma vie rêvée. Je te le dis à toi. Parce que les autres, il y a bien longtemps qu'ils n'écoutent plus le vieux Gaston. »
Son prénom c'était Gaston. Gaston Galibier. GG pour les initiales. Gégé pour ses copains du café. Ou « Petit col » quand ils voulaient se moquer. Mais Grand-Père pour moi ! Galibier, le nom ne m'évoquait rien d'autre que mon patronyme (ça c'est un mot que je viens d'apprendre). Jusqu'au début de cet été quand
Grand-Père m'a dit que Fausto Coppi était passé en tête au sommet du Galibier. Il m'avait situé le col alpin sur une carte en soufflant d'un air penseur : « J'te dis pas la partie de roue libre que tu peux faire en te laissant filer dans la descente. » Ça m'avait surpris de savoir que je portais le nom d'un col des Alpes, mais c'était plutôt heureux pour un grand connaisseur du cyclisme comme Grand-Père. Je n'imaginais pas, ce jour-là, que trois semaines plus tard, la descente en roue libre de la rue des Arches lui serait fatale. Manque de visibilité et coup du destin, ont dit les gendarmes. Mais le coup du destin, c'était mon Grand-Père. Et mon Grand-Père c'était quelqu'un. Quoi qu'on en pense.
Ils l'ont emmené à l'hôpital de Vernon. Je me suis demandé pourquoi. Un mort n'a que faire de l'hôpital. Ce qu'il lui faut, c'est quelqu'un qui l'écoute. Comme moi. Je suis sûr que Grand-Père a encore des tas de choses à me raconter. Il suffira que je le regarde pour comprendre. Et je crois-même qu'il ne peut les dire qu'à moi. Ses derniers mots qu'il m'a dit avant d'aller essayer son nouveau vélo étaient : « Maintenant, Bernard Malivoire et moi, on est pareil. Enfin presque ! » Et puis, avant d'enfourcher sa bicyclette dont la selle avait été réglée au plus bas, vu la longueur des jambes de Grand-Père, il avait enlevé le lacet et la clé qui pendaient à son cou. Cela m''avait surpris car il ne s'en séparait jamais. Quand j'y repense maintenant, ça me fait une drôle d'impression. C'était comme s'il sentait ce qui allait se passer. Je ne crois pas à ces choses-là, mais quand même !
Ce nom de Malivoire décidément tourne dans ma tête, mais je n'y comprends rien. J'ai même du mal à y voir clair. Est-ce que c'était un copain de Grand-Père et pourquoi m'a-t-il dit qu'ils étaient pareils. Sont-ils morts tous les deux ? Lui aussi est-il mort en roue libre ? Des fois, j'allais au café avec Grand-Père quand il y rencontrait ses vieux copains. Je restais là à les écouter. Il y a des phrases comme ça qui me reviennent : « Après la retraite, je compte bien vivre tranquillement, en roue libre, et le plus longtemps possible. Et toi Gaston, qu'en penses-tu ? J'espère que tu vas encore nous inventer des tas d'exploits. T'as pas des origines marseillaises pour rien. Grande goule et petites jambes ! » Ça c'était Fernand, le garagiste de Gasny qui
n'arrêtait pas de titiller Grand-Père. J'avais toujours l'impression que les autres se moquaient autant de sa petite taille que de ses prétendues exagérations. Je ne savais pas s'il fallait en rire ou en pleurer. Mais Grand-Père me rassurait « Laisse-les parler, ce ne sont que des jaloux ! » Et moi, je le croyais !
Ce soir, je n'ai pas envie d'aller me coucher. Grand-Père me manque. J'ai pourtant l'impression qu'il est là, tout près. Je n'irai pas le voir à l'hôpital. Ma mère ne veut pas. Paraît qu'il n'est pas beau à voir. La roue libre, ce n'est pas toujours une sinécure. Je ne sais pas si c'est bien le bon mot à utiliser. Mais je l'aime bien ce mot. Je l'ai entendu une fois et j'ai pensé à ma grand-mère qui est partie quand j'avais six ans. Le jour où elle avait fait ses valises, Grand-Père qui devait avoir bu un peu trop de rouge m'avait chuchoté : « Bon vent. De toutes façons, la vie avec elle n'était pas une sinécure. Alors, t'en fais pas Sylvère ! » Oui, Sylvère c'est mon prénom et je soupçonne d'ailleurs Grand-Père d'avoir soufflé ce prénom ridicule à mes parents en pensant à Sylvère Maës, dernier vainqueur du Tour de France avant la guerre et donc avant ma naissance. Inutile de vous dire que je préférais quand il m'appelait Petit. Mais qu'est ce que je ne donnerais pas, en ce moment,
pour
l'entendre m'appeler Sylvère. Je sais bien que je ne l'entendrais
plus jamais. Mais promis juré, j'irai voir ses copains et je leur
apporterai les preuves de tout ce qu'il avait bien pu leur raconter.
Promis Grand-Père, tu auras les honneurs que tu mérites !
Les
honneurs. Mais quels honneurs ? En réalité, je n'en sais rien
et maintenant il est là-bas. Je pense qu'ils doivent être en train
de lui redonner un aspect présentable avant de le mettre dans le
cercueil. Je n'ai pas souvent assisté à un enterrement. Au moins,
Grand Père ne donnera pas trop de travail aux porteurs. Pour une
fois, il ne sera pas moqué pour son poids plume. Je me demande
parfois quel est le poids des souvenirs. Pour Grand-Père, ils
doivent peser bien plus lourd que le reste tout habillé. Je me
souviens de la première fois où il m'a fait bêcher au pas les
planches du potager. C'est comme s'il avait battu la mesure toute sa
vie. Un chef d'orchestre pour moi tout seul. « En-haut, en-bas,
fais voler la pelle Petit ! En rythme et on accélère ! Un
coup de pelle et tu souffles ! » Cela m'amusait, mais je
ne devais pas être bien efficace. Il était comme ça Grand-Père.
Personne ne faisait vraiment attention à lui. Du côté de Marseille
d'où ses parents étaient montés, on l'aurait appelé le fada. Mais
pour moi, il n'était pas fada du tout. Il avait juste des rêves
plus grands que lui.
Un
soir, j'étais assis avec lui sur le banc en pierre devant la maison.
On regardait les étoiles. Il a posé sa main sur mon épaule. Il a
pris un ton solennel pour me demander : « Dis Silvère, tu
me crois toi ? Tu vois que je ne suis pas bien costaud mais ma
médaille je la méritais. T'imagines, Gaston Galibier, le plus jeune
médaillé d'or olympique de l'histoire ! » Bien sûr que
je pouvais l'imaginer. C'était mon grand-père et ce qu'il disait
valait tout l'or olympique du monde. Je me dis parfois que la vie
qu'on s'invente devient vraie quand on réussit à en persuader ne
serait-ce qu'une seule personne au monde. Alors oui, Grand-Père
était mon héros olympique, mon champion du monde. Je suis sûr que
dedans sa tombe il continuera à faire de la roue libre. En roue
libre vers les étoiles ! C'est ce que j'aimerais écrire sur sa
croix. Mais je sais, ça ne se fait pas. J'ai bien vu les autres
croix du cimetière. Il y a toujours la date du départ et la date
d'arrivée.
J'ai
dû m'endormir d'un seul coup. Je ne me souviens plus de ma dernière
pensée d'hier soir. Ce matin, je me sens encore fatigué. La cuisine
me semble bien triste. Maman a laissé le journal ouvert à la page
des avis d'obsèques. Je pense qu'elle l'a fait exprès pour que mon
regard tombe sur cette annonce encadrée de noir. Le nom est écrit
en grosses lettres : Gaston
GALIBIER.
Et en-dessous en italiques, dit
Gégé,
et puis son âge : parti à 60 ans. Parti ? Non, Grand-Père
n'est pas parti. Il fait de la roue libre avec tous ses copains du
Tour de France 1914. Je le sais parce qu'il n'arrêtait pas de m'en
parler avec ses yeux, ses mains et tout son corps qui s'agitait :
« Quand tu penses Petit, qu'ils avaient attendu 1912 pour
autoriser la roue libre. Fallait les entendre, tous ceux qui disaient
qu'avec un tel mécanisme, on allait tuer l'esprit de la course. En
tout cas, en 14, j'y étais, moi, à Saint-Cloud. Je faisais mes
premiers pas de mécano dans l'équipe Peugeot-Wolber. C'était le 28
juin. Et le lendemain, tu sais de quoi on a parlé dans les
journaux ? D'un attentat contre un archiduc à Sarajevo. »
Là, je sais qu'il ne mentait pas. Parce que je l'ai appris à
l'école. C'est même comme ça que mon grand-père a eu droit à sa
guerre. Pas dans les tranchées, mais aux transmissions. « J'étais
en roue libre. Pas assez grand pour me battre. Remarque, tu serais
peut-être pas là aujourd'hui, Petit », me disait-il en
énumérant tous ceux qui étaient au départ du Tour en 1914 et pour
qui ce fut le dernier tour : « A commencer par le géant
de Colombes, un costaud de chez costaud. Et puis le Petit-Breton, un
batailleur comme il ne s'en fait plus. Et aussi Tatave le Frisé.
Tous morts au champ d'honneur ! » Tous ces noms que
Grand-Père me citaient avec des étoiles dans les yeux chantaient à
mes oreilles de petit Parisien réfugié à Gasny depuis la fin de la
guerre. Une autre guerre dont mon papa n'est pas revenu. Voilà
pourquoi je vis là avec ma maman et Grand-Père. Parce qu'il est
impossible de vivre ailleurs !
Les obsèques, comme ils disent, seront célébrées demain. En
attendant, Grand-Père doit poursuivre sa dernière échappée. Je ne
comprends toujours pas pourquoi il m'a confié la petite clé de la
sacoche soigneusement rangée à côté de ses outils. Un ordre
quasi-militaire dans son atelier.
« Tu
comprends Sylvère. Si tu veux être le premier à passer la ligne
d'arrivée, il faut que ton pas soit bien réglé. Un coup de pelle,
une traction, une inspiration, et tu fends l'air, l'eau et le vent. »
Je peux bien l'avouer maintenant. Je ne comprenais pas toujours tout
ce que me racontait Grand-Père. Après tout, peut-être était-il
vraiment un peu fada. Mais un fada tellement généreux, un fada
tellement bon que je l'aurais suivi au bout du monde. Où est-il
maintenant ? En train de grimper le Tourmalet. En train de se
jeter en roue libre dans la descente du Ventoux ? Ou simplement
à se laisser bercer par la musique des anges. Il paraît que ça
fait ça quand on est mort. Je ne sais pas, j'ai jamais essayé !
Promis, Grand-Père, demain je te rendrai la clé de ton
coffre-fort. Je la poserai sur le cercueil. Tu n'auras qu'à tendre
la main pour la récupérer. Mais avant, je vais quand même voir ce
que tu caches dans cette fichue sacoche. Je sais, je suis trop
curieux. Rappelle-toi Grand-Père, tu auras les honneurs que tu
mérites. J'ai juré. Ma main tremble. J'ai du mal à tourner la clé
dans la serrure. Un peu de dégrippant. Ce n'est pas ce qui manque
dans l'atelier. Je soulève le rabat précautionneusement. Comme si
un diablotin pouvait me sauter au visage. Je dois avouer que je suis
un peu déçu. Après tout, si la sacoche cachait un trésor, je
pense que Grand-Père me l'aurait montré depuis longtemps. Il n'y a
que des papiers, des articles de journaux jaunis et une enveloppe
avec un timbre que je ne connais pas. La seule chose que j'arrive à
lire, c'est l'année 1949 qui figure sur le tampon. Le timbre est un
visage de femme avec les mots Nederland et Gulden. C'est étonnant.
Grand-Père n'est jamais sorti de France. Et Nederland, je ne connais
pas. On n'en a pas parlé à l'école. L'enveloppe a soigneusement
été refermée. J'hésite un peu avant de l'ouvrir. Je fais
attention à ne pas la déchirer. A l'intérieur, il y a une lettre
écrite à la main.
Dear Gaston ! Qu'est-ce que ça veut dire Dear ? Au moins
Gaston, je connais ! Mais Gaston, il n'est pas là. Il a pris la
poudre d'escampette. Çà aussi, j'aime bien comme expression. C 'est
le maître, à l'école, qui l'utilise le plus souvent. « Si
vous ne voulez pas que je me fâche vraiment, je vous conseille de
prendre la poudre d'escampette ! » C'est sa phrase
préférée. Mais je crois qu'il ne
sa
fâche jamais vraiment. Même quand le Raymond renverse son encrier
sur son pupitre. Ma lettre à Gaston, j'en fais quoi maintenant. J'y
comprends pas le moindre mot. Je pense que c'est de l'anglais. J'en
suis pas certain. Mais je connais le mot Sunday qui est écrit en
haut à droite. Je sais que ça veut dire dimanche. C'est ma maman
qui me l'a appris. Quand j'étais plus petit, juste après la guerre,
elle venait me réveiller le dimanche matin en me chuchotant
Bioutifoule
Sonnedais Vévère. Oui,
elle m'appelait Vévère jusqu'à ce que je rentre à la grande
école. Après, j'ai plus voulu.
Je ne suis même pas sûr que c'était moi qui ne voulait plus ou si
c'était elle qui ne pouvait plus. C'est bizarre, mais ça s'est
arrêté le jour où Oncle Jack est reparti en Amérique. Je n'ai
jamais su s'il était vraiment mon oncle. En tout cas, maman était
heureuse quand elle allait voir Oncle Jack. Un jour elle m'avait
dit : « Tu sais Vévère. Ton papa est parti à la
guerre. Maintenant, il est au ciel. Mais je crois que s'il avait
connu Oncle Jack, il l'aurait aimé comme moi je l'aime. » Je
me demandais pourquoi il ne l'avait pas connu avant la guerre, papa.
J'avais essayé de poser la question à Grand-Père. Je crois qu'il
m'avait un peu mené en bateau. Je dirais même qu'il avait ramé
pour me répondre. Un truc du genre : « Tu sais, Jack, il
a traversé l'océan pour que tu sois libre. Hélène et lui essaient
de semer le peloton des mauvais souvenirs. » Hélène, c'est ma
maman et, quand Oncle Jack est reparti, j'ai eu l'impression qu'elle
avait vieilli d'un seul coup. Je sais que Jack lui avait appris à
parler anglais. Elle pourrait peut-être me dire ce qui est écrit
dans la lettre.
J'hésite
encore. C'était un secret entre Grand-Père et moi. Si j'en parle à
maman, le secret ne sera plus tout à fait un secret. Mais je veux
savoir ! En attendant qu'elle revienne de la morgue (celui-là
je ne l'aime pas du tout, ce mot, morgue ça fait un peu un mélange
entre morve et beurk), je vais essayer de regarder les autres papiers
et journaux de la sacoche. Je vois que, sur certains, Grand-père a
entouré au crayon de couleur rouge un paragraphe, un mot ou une
photo. Il y a là un Miroir
des Sports qui
ne doit pas être bien vieux puisqu'il annonce la liste des athlètes
français pour les Jeux olympiques d'Helsinki. Le nom de Bernard
Malivoire est cerclé de rouge. Quand je vous disais que Grand-Père
le connaissait ! Sinon, pourquoi aurait-il entouré son nom ?
Malivoire fait
partie de l'équipe de France d'aviron. Mais je ne vois pas le
rapport avec Grand-Père. Il n'y a pas de roue libre en aviron à ce
que je sache !
Sur
une autre coupure de journal beaucoup plus vieille, un paragraphe
retient mon attention. C'est la page des courses hippiques. La page
est datée de septembre 1920. Dans
le prix de la Salamandre couru dimanche à Longchamp, on a assisté à
l'éclosion d'un crack avec la victoire incontestée, et presque en
roue libre du pur-sang anglais Ksar monté par Georges Stern,
remplaçant au pied levé Gaston Galibier, victime d'une ruade
malencontreuse dans le paddock. J'en
tombe des nues. Je connaissais Grand-Père cycliste, je ne le voyais
pas jockey. Mais vu sa taille et son poids, tout devient possible.
Quoique ! J'ai du mal à l'imaginer chevauchant les fiers
étalons du haras de la Vastine devant lequel on était passé le
jour de mes dix ans. Grand-Père m'avait offert mon premier vélo de
course : un Tendil. Je me souviens qu'il avait découpé une
annonce dans l'Athlète.
Elle
promettait une récompense d'un Million, soit dix francs le kilomètre
débutant, aux jeunes coureurs pour la saison 1951.
Aujourd'hui, leur récompense me semble bien peu en comparaison
d'une vie. Je ne veux pas de leur récompense. Je veux que Grand-Père
revienne. Promis, je ne rechignerai plus pour aller m'entraîner avec
lui. Promis, j'appuierai sur les pédales plus fort encore. Promis,
promis, promis ! Et puis zut, je sais bien que c'est pas
possible. Je ne sais pas si c'est pour me rassurer que maman m'a dit
qu'il n'avait pas souffert. Qu'est-ce qu'elle en sait ? Et si
quand on est mort, on ressentait les mêmes douleurs dans son corps
qu'en étant vivant ? Vous le savez vous ? Moi, je n'en
sais rien. Est-ce qu'on peut souffrir en roue libre ? Tout ça,
ce sont des paroles. Vivement que maman revienne. Je lui montrerai la
lettre. Elle me dira. Au fond de la sacoche, il reste une photo.
Grand-Père a entouré au crayon rouge la tête du garçon qui pose
entre deux grands gaillards aux bras musclés. C'est drôle leur
tenue. Elle ressemble à un pyjama. Pour sûr, le petit bonhomme au
regard sombre paraît bien frêle entre ces deux corps d'athlètes,
dont l'un pose ses mains sur les épaules du jeune garçon. Il y a
comme un air de ressemblance entre lui et moi. Même âge à peu
près, même taille. Au dos de la
photo, une seule inscription : Paris 1900.
Je fais rapidement le calcul. En 1900, Grand-Père avait presque 11
ans. L'âge que j'ai maintenant. Et si le petit garçon entre les
deux gaillards en tenue de bain c'était lui ? Il faut que j'en
ai le cœur net. J'ai entendu le car de Vernon grimper la côte des
Arches. Maman ne va pas tarder. Je
veux
comprendre ! Je cours à sa rencontre. « Ça y est,
Grand-Père est prêt pour le grand voyage. Ils l'ont bien arrangé »,
me dit-elle. Je me demande ce qu'elle entend par bien
arrangé.
Faut-il mettre les habits du dimanche pour être accepté là-haut.
Je pense que Grand-Père aurait préféré y aller avec son cuissard
de cycliste et son vieux maillot Wolber. A bien y réfléchir, je ne
me souviens pas avoir vu Grand-Père en costume. Ou alors, une seule
fois. Je crois que c'est le jour où j'ai vu pour la première fois
Oncle Jack.
Maman s'est assise à côté de moi sur le banc en pierre. J'ai posé
ma tête contre son bras et je lui ai tendu la lettre. Elle n'a pas
eu l'air étonnée. Elle m'a dit : « C'est la lettre des
Pays-Bas. Ton grand-père n'a jamais voulu que j'y touche. Le jour où
le facteur l'a déposée, il s'est empresser d'aller la ranger dans
son atelier. Je me souviens de son regard qui s'était allumé comme
quand on souffle sur des braises. Ils vont bien finir par me croire,
m'avait-il lancé en agitant la lettre au-dessus de sa tête. »
L'histoire s'était arrêtée là. Maman n'avait pas posé d'autre
question. Faut dire qu'à cette époque, le fantôme d'Oncle Jack
hantait encore ses pensées. Et Grand-Père n'avait plus jamais
évoqué le courrier venu du « pays des tulipes » comme
il disait. Je n'y avais pas prêté attention, mais il me semble bien
que Grand-Père a dû essayer de traduire lui-même le courrier. Ou
alors ? Je ne sais pas s'il y a un rapport.
Je me rappelle parfaitement du dernier dimanche de juin 1949. Je
finissais mon cours préparatoire avec Mademoiselle Lemasson.
Grand-Père aurait pu appeler ça une fin d'année en roue libre.
J'avais appris à lire et je n'attendais plus que les grandes
vacances. Ce jour-là, c'était la fête à Gasny. Je crois bien que
c'était la première fois que je voyais Grand-Père ivre à ne plus
tenir sur ses pieds. Je le revois agiter une enveloppe en braillant :
« Je m'en fous de ton église. Tu veux un
nouveau maillot ? Tu te le mets où j'pense !!! » Je
ne sais pas où il pensait, mais ce ne devait pas être beau à voir.
Maman m'avait expliqué que ses copains l'avaient une fois de plus
raillé. « Tellement raillé que ça l'a fait déraillé ! »
Voilà sans doute pourquoi il n'avait plus jamais parlé de cette
lettre et de la photo qui l'accompagnait. La honte ou le chagrin !!!
Ou les deux !
Sur la lettre, entre les lignes, Grand-Père a noté les mots :
église, maillot, nouveau, petit. Maman a commencé à traduire.
L'auteur du courrier est un certain François Brandt, évêque. Il
dit qu'il est très malade. Que Herman est mort depuis plus de 13
ans. Que lui aussi va bientôt mourir. Mais qu'avant d'aller ramer
sur les eaux calmes du paradis, il voulait réparer une injustice.
Que les trois médailles d'or sont réunies chez Roelof Klein qui vit
dans le New Jersey. Maman m'explique que Grand-Père a dû mal
interpréter ces mots. Que ça voulait dire nouveau maillot, mais que
c'était aussi un état américain. Les mains de maman se sont mises
à trembler. Sa voix s'est remplie de larmes. C'était comme s'il y
avait un nœud quelque part pour empêcher les mots de sortir. Je
pense que la pression était trop forte. Elle s'est mise à hoqueter
et les larmes ont coulé pour de bons.
Tout se mélangeait. Oncle Jack.
L'Amérique. Le New Jersey. Herman. Je crois bien que c'était la
première fois que j'entendais ce nom. C'était aussi la première
fois que Maman me parlait de ses souvenirs d'enfance. Je n'avais
jamais imagine Grand-Père la faire sauter sur ses genoux en lui
criant : « Tiens bon la barre. Rame, rame, rame. Plus
vite. On les aura tous ! ». Tout cela prenait son sens
maintenant. On ne l'avait pas cru, lui, le Gégé des copains, le
fada du vélodrome. La lettre expliquait tout ce que Maman savait
déjà. Tout ce qu'elle n'osait pas répéter de peur de devenir la
fille du fada. Mais moi, moi Sylvère Legrand (c'est le nom de mon
père que je n'ai pas connu), moi, petit-fils de Gaston Galibier, je
suis fier de ce que tu as fait Grand-Père. Tu peux maintenant monter
en roue libre sur ton dernier podium. Car je sais tout !
Je sais que c'est toi l'illustre inconnu qui a pris la place du
barreur titulaire, ce fameux Herman, pour emmener vers l'or olympique
du double aviron Roelof Klein et François Brandt qui t'entourent sur
la photo. C'était en 1900 à Paris et tu y étais. Tu n'avais pas
encore 11 ans. Tu ne
pesais que la moitié d'Herman et c'est ce qui a fait toute la
différence. Tu as donné la cadence comme un champion. Tu étais
tout sauf un poids mort et je te jure que, parmi les anges, tu
entendras tes copains chanter la Marseillaise pour toi. Ce jour-là,
c'est moi qui tiendrai la barre. Maman me l'a promis, nous irons tous
les deux jusque dans le New-Jersey pour aller voir le dernier
survivant de l'équipage. Car toi Grand-Père, ils n'ont pas voulu de
toi sur le podium. Mais ta médaille, tu l'avais gagnée. François
Brandt le dit bien dans sa lettre. Tu les as aidés à grimper sur le
Mont Olympe. Je ne le connais pas celui-là. Mais je sais que quand
tu seras arrivé au sommet avec ta médaille d'or autour du cou, tu
pourras te laisser glisser dans la descente en roue libre. Demain,
ils mettront ton cercueil en terre Grand-Père, mais je sais que tu
es déjà parmi les étoiles, dans la constellation de la Machine
Pneumatique, il paraît que ça existe. C'est ce que Monsieur
Lacaille nous a expliqué.
Et maintenant, assez pédalé... Et sans dopage ! Je me mets en stand-by !