« Va
falloir jouer serré. Je suis sûre qu'il ne me dit pas tout »,
pense Louise en mettant son écran en veille. C'est qu'elle le
connaît son « bonhomme » ! Et plus que de raison !
Des décennies de vie commune, à partager les coups de becs et les
coups de griffe, sans que cela n'altère l'admiration réciproque que
ces deux-là éprouvent l'un pour l'autre. Déjà un exploit en soi !
De là à se laisser berner, c'est une étape qu'aucun des deux ne
saurait tolérer. Dominera bien qui dominera le dernier ! Sans
doute une façon de rester debout plus longtemps. Même si Pedro a
déjà ciselé sa propre épitaphe,
il balaye d'un revers de main cette idée de vieillesse à laquelle
Loulou voudrait le condamner un peu trop rapidement. Alors, va comme
j'te pousse, elle repart
de plus belle sur ses chemins de liberté à elle, menant sa barque
sur des eaux pas toujours tranquilles.
D'un côté Louise connaît les points forts de Pedro : son
obstination, son sens logique et sa capacité de mémoire qu'il
entretient comme le ferait un jardinier de ses légumes de concours.
De l'autre, il y a ses failles : sa constitution frêle et
vacillante qui ne l'autorise plus guère à s'éloigner de la
Pousselisière. Mais aussi, et c'est paradoxal, son obstination qui
peut lui jouer des tours pendables quand il choisit la mauvaise
bifurcation et s'entête à poursuivre un chemin qui va le mener dans
le mur. N'a-t-il pas un jour failli se perdre dans la forêt du Gâvre
pour avoir suivi une étoile qui n'était pas la sienne ? Mais
c'est comme ça qu'elle l'aime : imprévisible et tête dure !
Quant à Pedro, il a beau râler après sa « Comtesse de la
Pousselisière », il ne lui reconnaît pas moins ses qualités
pratiques d'organisation, ses penchants artistiques indéniables et
sa farouche volonté d'indépendance qu'il n'a jamais essayé de
contre-carrer. Le mariage de la carpe et du lapin, comme diraient
certains. Avec la parole en plus et la souplesse en moins ! Ou
peut-être plus simplement le mariage de la mer et du vent. L'un
n'allant pas sans l'autre pour faire des vagues, mais également pour
ramener la pêche miraculeuse à bon port.
aaa
Question pêche, tous les deux avaient lancé leur hameçon et même
sorti leurs premières prises de l'eau. Mais, à force de se tourner
autour, leurs lignes s'étaient emmêlées et ils en étaient restés
là. La seule certitude dans l'énigme qui les préoccupait était la
ville de Limoges. A part cela, ils avaient quelques prénoms, des
visages, des photos et les cafés NITAHI. Bien peu en réalité pour
espérer en tirer quoi que ce soit.
Le mieux serait qu'on cherche chacun de notre côté et qu'on fasse
le point un peu plus tard, osa Louise.
Fais ce que tu veux. Moi, je crois que je vais laisser tomber. On
n'a pas assez d'éléments pour aller plus loin, répliqua Pedro.
Si je peux me permettre un avis, je pense surtout que tu n'as pas
envie que je découvre quelque chose avant toi. Ça risquerait de
réveiller de mauvais souvenirs en toi...
Top !
On n'en parle plus. D'ailleurs, ce ne sont pas de mauvais
souvenirs. Tiens, tu peux relire ce que Le
Courrier Yonnais
avait écrit à l'époque...
Louise
connaît par cœur cet article où le « scribouillard »
local avait élevé Pedro en faiseur de stars. Et tout cela parce
qu'elle, Louise, l'avait mis sur la piste d'une jeune artiste
capverdienne à la suite d'une longue enquête partie d'une simple
chanson enregistrée sur bande magnétique. L'idée des Terres
Rondes de Rondelande, festival
de musiques du monde, c'était elle. La clé de l'énigme, c'était
elle qui l'avait actionnée. Et celui qui avait tout récupéré en
gloire et en notoriété, c'était lui, le King
Pop de
la Pousselisière comme ils avaient eu le culot de le présenter. Une
autre histoire, un autre temps, et pas question de revivre ça !
Louise ne croit pas une seconde que Pedro lâchera l'affaire comme
ça ! Elle le connaît trop bien. Il doit déjà être en train
de peaufiner ses armes. Plus question de perdre du temps si elle veut
rester dans la course.
Louise
est retournée s'enfermer à double-tour dans son bureau, devant son
outil de recherche favori, naviguant sur la Toile telle une araignée
guettant sa proie. Resté seul dans son atelier, Pedro a
soigneusement replié l'article élogieux du Courrier
Yonnais. Il
a ensuite composé sur son cellulaire à clapet le numéro du
quotidien local.
Bonjour, je souhaiterais joindre Phil Bargand...
Pardon ?
Oui, Phil Bargand. Il s'occupait des événements culturels dans le
secteur de Rondelande.
Je ne connais pas, Monsieur.
Et
moi, vous me connaissez ? Pedro, Pedro de la Pousselisière.
Le King Pop,
ça ne vous dit rien.
Désolé monsieur, rien du tout. Faut dire que cela ne fait pas
longtemps que je suis là. Patientez, je vais poser la question à
une collègue.
Pedro écarte le combiné de son oreille. « La gloire est
éphémère et le monde bien injuste », pense-t-il. Dans
l'appareil qu'il tient à bout de bras, il entend des chuchotements,
puis une sorte de gloussement et un éclat de rire sonore. La voix
de son interlocutrice redevient plus nette :
Pedro sent un silence gêné au bout du fil. La fille est pressée
d'abréger la conversation.
aaa
La
nouvelle journaliste du Courrier
Yonnais est
tout à l'opposé de son prédécesseur que Pedro avait osé comparer
à un glaïeul fané. Pour rester dans la métaphore florale, elle
serait plutôt dans le genre rose anglaise épanouie. Pedro n'a pas
bien compris son nom au téléphone, mais son prénom est Marie. Il
en est sûr. Quand il l'a eue au téléphone, il lui a présenté son
histoire comme une question de devoir citoyen. Il souhaitait lui
suggérer une idée de papier autour du scandale du dépôt d'ordures
sauvages qui « malmènent l'environnement et vont jusqu'à
créer des risques sanitaires ». Il savait bien qu'il fallait
appâter le poisson avec un sujet bien dans le vent, pour ensuite
faire tourner la brise dans la direction qu'il en attendait. Pour
pouvoir discuter plus librement avec la correspondante du Courrier,
il
a préféré attendre que Loulou soit partie pour son escapade
hebdomadaire avec les « mamies tricoteuses » qu'elle
accompagne.
C'est quand elle est descendue de sa voiture que Pedro a pensé à
une rose anglaise.
Bonjour Madame Marie...
Kadli.
Pardon ?
Marie Kadli, mais appelez-moi Marie Patch comme tout le monde. Ça
ne me vexera pas vous savez ?
Et pourquoi Marie Patch ?
Si vous pensez que c'est à cause du choc des mots, vous avez tout
faux ! C'est simplement parce que j'essaie régulièrement
d'arrêter de fumer. Faut croire que le patch n'a pas d'emprise sur
moi. Mais bon, on n'est pas là pour ça. Dites-moi plutôt ce qui
vous a amené à vous intéresser au sujet qui nous préoccupe.
Pedro entraîne Marie Patch dans son atelier où il a pris soin de
cacher sous des tentures tout son bric-à-brac entassé ces derniers
mois. Il n'a laissé en évidence que la porte d'armoire à glace
ramenée de sa dernière péripétie champêtre, les quelques photos
récupérées dans la boîte en fer blanc, auxquelles il a joint un
bidon d'huile Motul éventré.
Voilà ce que l'on trouve parfois dans les fossés bordant nos
belles routes de campagne. Et je pourrais vous en montrer bien
davantage.
C'est dégueulasse !!
Répugnant, je ne vous le fais pas dire !
Et vous en voyez souvent de tels dépôts ?
Plus qu'il n'en faut ! Là aussi, je pourrais vous en montrer.
Mais je pense qu'il serait plus intéressant pour vous de commencer
votre enquête dans les services municipaux qui ont à gérer ces
désagréments.
Je pense effectivement qu'il faudrait sensibiliser nos lecteurs à
ce problème.
Vous pourriez peut-être commencer par la mairie d'Aizenay. Ne leur
dites pas que vous venez de ma part. Je préfère rester dans
l'ombre.
Comme vous voudrez. Je vous recontacterai ensuite pour que vous
m'emmeniez sur le terrain. Je serai peut-être accompagné de mon
photographe personnel pour illustrer l'article.
En regardant la C3 rouge de Marie quitter le chemin de la
Pousselisière, Pedro ne peut s'empêcher de se frotter les mains.
« Opération amorçage réussie. Un petit mensonge vaut parfois
tous les Bill Gates du monde », siffle-t-il entre ses dents.