vendredi 30 décembre 2016

Toutes voiles dehors vers 2017 !

Dans le sillage de Joshua... butiner le bonheur !

Et maintenant, mettons les voiles pour accoster en 2017 avec un peu de lecture...


Sillages et caps voilés

Ai-je bien fait d'acheter le journal ce vendredi matin ? Quand j'ai lu l'annonce « Vieille dame intrépide, téméraire, cherche compagnon ou compagne de voyage pour prendre le large. Contactez le 06-60-66-99-09. », j'ai sauté sur l'occasion. Après tout, qu'ai-je à perdre ? Ai-je bien fait de décrocher mon téléphone ? Je ne sais pas. Une drôle de voix a résonné à mon oreille : « Rendez-vous demain samedi à 20 heures sur le port face au voilier La BeReZina. Soyez à l'heure. Ne posez pas de questions. ». Me voici, sur le quai, face à l'horizon, à attendre la venue de cette « vieille dame intrépide ». Le soleil couchant donne à la mer des reflets cuivrés. Par précaution, j'ai tenu à avoir un peu d'avance sur l'horaire prévu. J'ai toujours eu besoin de savoir où je mettais les pieds. Face au port de Kerity, les camping-caristes s'installent pour goûter au spectacle des grandes marées d'équinoxe. Ces premiers jours d'automne me laissent un arrière-goût amer de fin d'un été qui avait pourtant si bien commencé.
Avec Berc'h, on avait réussi à décrocher deux jobs rêvés au camping de Lanven. Je n'avais jamais réussi à l'appeler Berc'hed, ni même Brigitte en bon français. Pour moi, elle était et elle restera Berc'h. Elle à l'accueil, moi comme animateur à l'école de surf et de char à voile. On se retrouvait le soir, quand les vacanciers désertaient la plage, à guetter les étoiles filantes et à tirer des plans sur la comète. Jusqu'à ce jour maudit du 24 août où ce fut Berc'h mon étoile filante. Ce mercredi-là, en me levant, je m'étais amusé du dicton du jour : « A la Saint-Barthélémy, la grenouille sort de son nid ». J'avais été obligé de bousculer un peu Berc'h pour qu'elle soit à l'heure à son poste. Elle m'avait paru plus maussade que d'habitude. Le soir, la grenouille était effectivement sortie de son nid et cela ne m'amusait plus du tout. On s'était retrouvé comme d'habitude pour voir le soleil allumer La Torche avant de plonger dans l'écume. Berc'h m'avait asséné d'emblée un des ces revers dont je ne me suis pas encore remis aujourd'hui. « Écoute Lex, - elle n'avait jamais réussi à m'appeler Alexis, écoute, tu vois, je crois que t'es un super mec, mais j'ai besoin d'aventure et d'élargir mes horizons. Je suis une fille intrépide, moi ! Renan me propose une place d'équipière. Tu sais qu'il a l'intention de faire le tour du monde sur les traces de Joshua Slocum... » Je ne l'écoutais déjà plus. La dernière étoile filante m'avait glissé entre les doigts et je n'avais rien vu venir.
Et me voilà là, un mois plus tard, juste un peu plus au Sud, à attendre une autre dame intrépide. Je me fais la réflexion que c'est peut-être ce qualificatif partagé avec Berc'h qui m'a poussé à répondre à l'annonce, moi qui suis loin d'être intrépide. Après tout, Berc'h était partie et les beaux jours avec. Mon contrat avait pris fin avec la saison d'été et tous les plans tirés sur la comète s'étaient envolés comme feuille au vent. Dans le port que j'arpente de long en large, les embarcations dansent au gré de la marée montante. J'ai repéré la BeReZina. Personne alentour. Mes quelques connaissances marines se limitent à la planche à voile. Bien peu pour un départ au long cours. Mais je suis prêt à donner de ma personne et à effectuer toutes les manœuvres, pourvu qu'on me guide. En repensant à Berc'h, j'ai pianoté sur mon ordinateur et j'ai appris que ce fameux Joshua dont elle est partie suivre la route, naviguait sur un sloop. La BeReZina serait-elle faite du même bois ? Toujours est-il que dans mes souvenirs, les images se superposent. Mes premiers cours de voile sur dériveur sont bien loin et ce ne sont pas mes prouesses de véliplanchiste qui font de moi un navigateur au long cours. En toute humilité, je me sens davantage moussaillon que capitaine.
Je sais que je peux encore reculer. Battre en retraite en rase campagne et m'éclipser ni vu ni connu. Mais, pour moi, ce serait une nouvelle Béréz... Je viens de faire le rapprochement. Le nom du bateau m'apparaît soudain comme un clin d’œil à mes récents déboires amoureux. Un appel du pied à conjurer le sort. Je décide d'affronter le mal par le mal. D'embarquer sur la BeReZina pour repartir de bon pied vers de nouveaux horizons. Et tant pis si je ne connais pas encore ma coéquipière ! Je m'imagine déjà, naviguant dans les eaux turquoise de Bora Bora ou sous le soleil des Açores, guettant les poissons volants ou débarquant dans une crique noyée de soleil. J'en suis là de mes rêveries quand une silhouette frêle et claudicante apparaît sur le pont de la BeReZina.
  • Par ici jeune homme !
Il n'y a personne d'autre que moi sur le quai. J'hésite. L'espace d'une seconde, je suis tenté de fuir, mais l'injonction me rattrape.
  • Alors, c'est décidé ?
  • Décidé quoi Madame ?
  • Prendre le large. C'est bien toi qui vient prendre le large ?
  • Je ne sais pas encore. Faut voir...
A cet instant je ne vois que la vieille dame. Sur ce point-là, l'annonce n'avait rien de mensonger. Une petite bonne femme voûtée et rabougrie, les yeux enfoncés dans les pommettes, le visage ridé et buriné sous une chevelure grise secouée par la brise. Elle me paraît encore plus vieille que vieille. Impossible de lui donner un âge. Pour ce qui est de l'intrépide et du téméraire, tout reste à voir. Par contre, autoritaire et volontaire, c'est tout vu.
  • Faut que je réfléchisse encore un peu.
  • Pas le temps de faire des manières. Appelle-moi Zina et basta ! Allez, grimpe !
Le ton de la voix est sans appel. Je ne peux qu'obéir à ce qui est autant un ordre qu'une invitation. En quelques pas mal assurés, me voilà sur le pont. Le soleil s'enfonce lentement dans l'océan. A quoi dois-je m'attendre maintenant ? Une nouvelle injonction ne me laisse pas le temps de tergiverser :
  • Écoute matelot, ici c'est moi qui commande. Si t'as besoin de quoi que ce soit, tu demandes à Zina. On met les voiles demain à l'aube.
  • Mais, c'est que …
  • T'occupes. J'ai tout prévu. Ta cabine est prête. Tu y trouveras un ciré et des vêtements chauds. Et même un nécessaire de toilette. Je sais bien que les matelots de ton acabit vous avez besoin de vous pomponner.
  • Et on va où ?
  • Pas de questions. On en parlera demain.
Je tente une dernière amabilité pour amadouer le pacha du navire :
  • En tout cas, il a fière allure votre sloop !
  • Sache matelot qu'on n'attrape pas Zina avec des boniments. Et sache surtout qu'un yawl n'est pas un sloop. T'as t'y donc pas vu le tape-cul en arrière du safran ?
Je préfère faire profil bas et m'avouer vaincu en matière de connaissances marines. Le caractère affirmé de Zina me plaît autant qu'il m'intrigue. Le sort en est jeté, j'accepte de relever le défi. Cette nuit-là, dans ma cabine, impossible de trouver le sommeil. Mille questions me taraudent : Qu'est ce qui pousse Zina à prendre le large ? D'où sort-elle ? Pourquoi m'a-t-elle choisi ? Serai-je à la hauteur de ses attentes ? Et surtout, est-elle capable de diriger la manœuvre ? L'idée d'affronter l'océan me paraît à la fois exaltante et terriblement angoissante. D'autant plus que celle que je ne peux m'empêcher d'appeler PachaZina me semble aussi cassante que les quarantièmes rugissants.
C'est au moment où je commence enfin à m'assoupir que trois coups secs frappés à la porte de la cabine me font me redresser en sursaut.
  • Debout matelot, il est l'heure de prendre le quart !
J'enfile à la hâte un des pulls déposés sous la couchette. Je suis obligé de replier les manches qui ballottent au bout de mes bras. J'ai la bouche pâteuse et les yeux qui piquent. PachaZina s'active déjà sur le pont.
  • J'ai vérifié les espars et les cordages. Je pense que tout est prêt. On va partir sur garde montante. Je te laisse défaire le nœud de cabestan.
Coup de bol, je sais ce qu'est un nœud de cabestan et je me mets illico à la manœuvre. J'ose un timide « Cap à l'Ouest ! »
  • C'est sûr qu'à l'Est on aurait vite fait de mordre la Grande Poiré !
Et pan, prends-toi ça dans les dents. On n'est pas encore sorti du port. Il est toujours temps de battre en retraite. Je pense que c'est autant l'orgueil que la curiosité qui me disent de ne pas abandonner maintenant. De toute façon une fois passé la pointe de Penmarc'h, il sera trop tard. Il ne restera que l'océan comme horizon. Ceci dit, je ne sais toujours pas vers où nous nous dirigeons. C'est Zina qui tient la barre et, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle n'est pas du genre loquace, si ce n'est pour donner des ordres :
  • Hisse la grand-voile ! Déroule le génois ! Mets le chariot sous le vent !
Je m'exécute comme je peux. L'image de Berc'h vient interférer avec celle de Zina. Plus d'un demi-siècle les sépare mais tout les rapproche. Deux caractères bien trempés, le même besoin d'absolu et cette angoisse qui me hante de ne pas être à la hauteur des attentes. Tenir coûte que coûte. Commencer à prouver à moi-même qu'en toute circonstance je peux me montrer digne de la confiance que l'on m'accorde. Zina ne me laisse pas le temps de m'appesantir dans mes réflexions.
  • Qu'est ce que t'attends pour choquer la grand voile. Paré pour l'empannage ?
J'essaie de ne pas paniquer. De me rappeler des rudiments du cours de navigation des Glénans. Zina se contente de rester assise à la barre, manœuvrant avec un naturel et une douceur qui contrastent avec ses directives qu'elle est obligée de hurler pour que je les reçoive. Au loin, j'aperçois un phare qui semble surgir de l'océan.
  • La Jument, me crie Zina.
  • Comment ?
  • La Jument, Ouessant !
Me revient alors le dicton proféré par un ancien marin rencontré à la Pointe du rade à Plozévet, un soir de blues de fin d'été : « Qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Molène voit sa peine... » Pour l'heure, j'étais plutôt à la peine, avec un bon coup de noroît qui s'annonçait en mer d'Iroise. J'avais rêvé d'escapade dans les mers du Sud et me voilà embarqué vers les coups de boutoir de l'Atlantique nord. Car j'ai bien compris que la barre nous dirige tout droit vers les îles britanniques et au-delà. J'ose une nouvelle tentative auprès de Zina pour en savoir un peu plus. Je lui propose de la relever à la barre pour qu'elle puisse aller se reposer :
  • Quel est le cap à suivre ?
  • 64 Nord, 22 Ouest.
  • Et on peut savoir ce qui nous y emmène ?
  • Pourquoi pas ?
Zina se mure à nouveau dans le silence, me laissant là avec une réponse en forme de question. J'ai l'impression qu'elle veut me mettre à l'épreuve. Je sens le vent de la révolte se lever en moi.
***
Des jours et des jours maintenant que nous naviguons. Entre Zina et moi, le rituel est toujours le même. Elle dirige. J'exécute. Plus nous nous enfonçons vers les zones boréales, plus je la sens ragaillardie. Quand il m'arrive de fixer mon regard sur elle, j'ai presque l'impression qu'elle rajeunit. Le cheveu est moins gris, le teint plus juvénile et, même, le pas plus alerte. Pour ma part, ce serait presque l'inverse. Avec ma barbe mal taillée faute de miroir sur le bateau, mon haleine qui ne doit pas être de la première fraîcheur et cette patte que je traîne depuis un violent coup de bôme récolté en essayant de réparer l'écoute de grand-voile, je me fais l'effet d'un vieux loup de mer. Toujours est-il que je prends goût à cette navigation silencieuse où l'économie des mots va de pair avec l'exploration des âmes. Parfois l'image de Berc'h se superpose à celle de Zina. Je retrouve dans le regard et dans les gestes de ma compagne de traversée la même détermination et la même volonté d'absolu que dans les mots de Berc'h qui résonnent dans mes souvenirs.
Les heures passées à la barre me laissent tout le temps de me retourner sur les mois passés. Je me souviens que Berc'h m'avait maintes fois raconté des histoires de marins disparus, d'un ancêtre perdu par une terrible nuit de tempête d'équinoxe. Elle ne m'avait cessé de vanter la bravoure et la soif d'aventure des navigateurs au long cours. Un soir elle m'avait un peu provoqué en me demandant si je serais capable d'en faire autant. « Pourquoi pas », avais-je répondu de façon évasive. Aujourd'hui, ce « Pourquoi pas » prenait tout son sens. Sauf que Berc'h était partie sur les traces de Joshua avec ce Renan que je ne connaissais pas. J'eus aimé, en cet instant précis, que Berc'h me voit diriger la BeReZina, virer de bord, réduire la voilure ou chercher le vent. Que ne l'ai-je davantage écouté quand il le fallait ? Au lieu de cela, me voilà embarqué avec une équipière qui pourrait être ma grand-mère. Intrépide soit, mais la témérité n'efface jamais le poids des années.
  • Pas le moment de louvoyer matelot ! Paré à virer face au vent et à affaler les voiles ?
La voix de Zina a vite fait de me ramener à la réalité.
  • Pourquoi ?
  • Pourquoi pas ? On a bien droit à une escale, non ?
A l'horizon, se détache un morceau de terre surgissant du gris de l'océan.
  • Où sommes-nous ?
  • Straumfjördur.
  • Pardon ?
Zina me répète une deuxième fois ce nom imprononçable. Puis, à mon grand étonnement, se tourne vers moi et se met à me parler. Elle me raconte l'histoire d'un père qu'elle n'a jamais connu. D'un père héroïque disparu en mer avant même qu'elle ne soit née. D'un père élevé au rang de héros par sa mère et qui fut du dernier voyage de Jean-Baptiste Charcot. « Ça te parle ? » En toute franchise, ça ne me parle pas beaucoup, mais je n'ai pas envie d'interrompre Zina dans son récit. En quelques minutes, j'ai l'impression d'avoir entendu plus de mots sortir de sa bouche que lors des dix jours écoulés. « Je suis venu rapporter à mon père la bague qu'il avait offerte à ma mère avant d'embarquer pour son dernier voyage. Je devais naître six mois plus tard. » Je la vois retirer une bague qu'elle portait à son annulaire et la jeter par-dessus bord.
  • Mais pourquoi ici Zina ?
  • Et pourquoi pas ?
Et voilà, toujours la même rengaine. Chaque fois que j'essaie d'en savoir un peu plus, la conversation s'achève sur un Pourquoi pas ? Car, une fois de plus, Zina s'est renfermée dans son mutisme. L'entrée dans ce petit port d'Islande se fait dans un silence impressionnant. J'accompagne Zina jusqu'à l'église de Landakot. Quand elle ressort, je la sens transfigurée, comme soulagée d'un poids qui la courbait. Elle me paraît soudain plus vaillante, presque belle sous ses traits de vieille dame. Une fois encore, c'est l'image de Berc'h qui vient me hanter. Elles ont en commun ces yeux qui pétillent et cette fossette sur la joue droite que je viens de remarquer chez Zina. Il faut dire que c'est la première fois que je la vois esquisser un sourire. Pas le temps de m'appesantir, il est déjà temps de remettre les voiles.
  • Et maintenant on va où ?
  • Réjouis-toi matelot ! Cap au Sud !
  • C'est à dire ?
  • 43 Nord 66 Ouest.
Pour le Sud, on peut faire mieux. On sera encore loin des tropiques. Tout juste un peu plus bas que notre point de départ. Pour l'Ouest, on ne sera pas loin de la longitude de New York. C'est donc bien la traversée de l'Atlantique que nous poursuivons. Qu'est ce qui peut bien attirer Zina de l'autre côté ? Je tente bien de lui tirer les vers du nez. Mais, c'est un peu comme écoper une voie d'eau avec un dé à coudre. Peine perdue et mission impossible. La seule réponse que j'ai obtenue est :
  • Mets les voiles et à nous le large !
Au moins ai-je réussi à gagner la confiance de Zina. Elle s'autorise maintenant à lâcher la barre et à dormir dans sa cabine, me laissant seul à la manœuvre. J'avoue que cela ne me déplaît pas et que je prends même du plaisir à tirer des bords et à respirer le parfum de l'aventure. Sûr que Berc'h ne me reconnaîtrait pas et serait fière de me voir lofer, choquer la grande voile ou empanner comme un marin aguerri. Que ne l'ai-je écoutée plus tôt ? C'est avec moi qu'elle naviguerait sur la route de Slocum. Mais elle est partie avec Renan et je suis resté au port. Zina est venue trop tard et je ne peux que m'en mordre les doigts. Mes instruments de navigation m'indiquent l'approche de la Nouvelle-Écosse, Canada côte Est. Tout ça pour ça ! Dire qu'on a quitté la Bretagne, longé les îles britanniques, effleuré l'Islande, pour nous retrouver en Nouvelle-Écosse. Zina me regarde affaler les voiles. J'ai l'impression que son visage s'est adouci. Je la vois sourire pour la première fois. Elle s'autorise même un : « Bien manœuvré matelot ! » Je n'en attendais pas tant.
L'entrée dans le port de Yarmouth se passe sans encombre. On a laissé à bâbord le Cap Forchu. Le ciel est gris comme un jour d'hiver mais j'ai du soleil dans le cœur. Je me sens léger comme les alizés. J'ai l'impression de revivre après une longue nuit. Pourquoi ici ? Pourquoi Yarmouth ? J'amarre la BeReZina à côté du Kalonek Spray à bord duquel un jeune matelot recoud les voiles. Il me dévisage comme s'il me connaissait. Je le salue d'un geste assuré et je saute sur le quai. Je vois Zina engager la conversation avec notre voisin. Il parle un français bien de chez nous. Je saisis quelques mots au vol, poussés par le vent côtier. Il y est question de traversée, de grand largue, de vent arrière et d'équipier et de tour mort. Du langage purement technique que Zina maîtrise aussi bien que notre voisin de port. D'un signe de la main, celui-ci m'invite à monter à bord de son ketch. L'homme a le même regard déterminé que Zina, mais il fait bien une tête de plus et sa carrure sportive me fait davantage penser à un surfeur hawaïen qu'à un coureur des mers.
  • Bravo mon gars. T'as été courageux d'embarquer avec la vieille !
Je me retourne pour vérifier où est Zina. Celle-ci a dû disparaître dans sa cabine. « Encore heureux qu'elle n'ait pas entendu l'appréciation vacharde du patron du Kalonek Spray », pensé-je. Je tiens malgré tout à défendre l'honneur de mon équipière.
  • Ça ne paraît pas comme ça. Zina n'est sans doute plus dans sa première jeunesse, mais elle ne manque pas d'énergie.
  • Quand même ! Dans une traversée, on sait quand on part, on ne sait jamais quand on arrive.
  • Pas avec Zina. Elle avait tout calculé avant le départ. Un sacré bout de bonne femme, je te jure !
  • T'aurais pas un peu le béguin pour elle ? me rétorque le grand gaillard en me lançant une œillade appuyée.
  • Juste énormément de respect et même de l'admiration. Crois-moi, en quelques jours de navigation avec elle, j'ai plus appris que tout ce que je savais auparavant. Je me sens même prêt à reprendre le large immédiatement. Même le Pacifique ne me fait plus peur !
Un peu présomptueux sans doute, mais je n'ai plus envie de m'en laisser conter par quiconque. Surtout pas par un gaillard qui n'a même pas eu l'élégance de se présenter avant de me demander un coup de main pour finir sa pomme de touline avec un poing de singe. Pile le nœud que Zina m'avait expliqué avant d'accoster. Si le gars essaie de me tester sur ce coup-là, il en sera pour ses frais. En fin de compte, je le voyais plus grand qu'il ne l'est en réalité. Pendant que je m'affaire sur la corde, je le sens qui m'observe avant de lâcher :
  • Tu sais que si tu es capable de faire un porte-clé en pomme de touline, c'est tout ton amour pour la voile que tu affirmes.
Moi, à cet instant, ce serait davantage mon amour pour Berc'h que je voudrais pouvoir affirmer plutôt que de faire le beau devant un marin baraqué qui me ramène immanquablement à ce Renan dont elle a suivi le chemin. Berc'h est plus que jamais présente dans mes pensées. Comme si elle ne m'avait jamais quitté. Il faut que je me fasse une raison. Il est trop tard. C'est Zina qui m'a fait prendre goût à la navigation. C'est Zina qui m'a amené jusqu'ici. A Yarmouth ! J'ose une question à … Je me rends compte que je ne connais toujours pas le nom de mon voisin de quai.
  • Et toi, qu'est-ce qui t'a fait venir à Yarmouth ?
  • Le courage ! D'ailleurs Kalonek ne veut rien dire d'autre que courageux, en breton.
  • Parce que tu es breton ?
  • Pourquoi ? C'est un péché ?
  • Au contraire ! Et tu t'appelles ?
  • Appelle-moi Breurkaer, ça ira comme ça !
Il me serre vigoureusement la main quand je lui tends la pomme de touline effectuée à la perfection.
  • Bienvenue dans la grande famille... Et en avant pour de nouvelles aventures ! D'ailleurs quels sont tes projets ?
Je suis pris au dépourvu par sa question. Mes projets ! C'est que je n'en sais rien. On n'en a pas parlé avec Zina. D'ailleurs, je ne suis même pas sûr de vouloir continuer ma route avec Zina. Je crois que le temps est venu de voler de mes propres ailes, ou de naviguer de mes propres voiles. Comment vais-je pouvoir annoncer cela à Zina ? Je me rends compte que ça fait un bon moment qu'elle a disparu. Je m'apprête à répondre à, comment déjà ? Breurkaer, drôle de nom, quand Zina réapparaît sur le pont, non pas de la BeReZina, mais du Kalonek Spray. Elle me paraît radieuse et parfaitement détendue. Ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse, mais à l'autre.
  • Je vais te les dire, ses projets. Il va repartir d'ici sur la BeReZina, direction les Açores, puis Gibraltar, les Canaries et le Brésil avant de s'attaquer au Pacifique.
  • Seul ?
  • Non, avec son équipière !
  • Un nouveau Joshua.
  • Exactement ! Lui aussi était parti d'ici sur le Spray.
Je reste bouche bée, incapable de placer la moindre parole. Pourquoi me torturent-ils avec ce Joshua honni qui a fait tourner la tête à Berc'h. Berc'h, mon étoile, qui apparaît elle aussi sur le pont. Ça y est, je perds la tête. C'est le vent marin ! Mais non, c'est bien elle qui s'avance vers moi en arborant un large sourire.
  • Et ton équipière, ce sera moi ! Maman va rentrer en Bretagne avec Renan sur le Kalonek Spray.
  • Renan ?
  • Oui, Renan, mon frère qui se fait appeler Breuerkaer. Un petit jeu entre nous.
  • Un petit jeu ?
  • Oui, Breuerkaer signifie beau-frère. Ce que tu seras pour lui si nous deux... Enfin tu vois ce que je veux dire ?
Je suis abasourdi par tout ce qui m'arrive en si peu de temps, partagé entre le bonheur de revoir Berc'h, le soulagement et une totale incrédulité. C'est Zina qui me sort de mon état d'hébétude :
  • Berc'h m'avait fait part de l'attachement qu'elle avait pour toi. On a monté notre petit plan à trois pour te faire tomber dans le filet. Et je dois dire que tu t'en es parfaitement sorti.
  • Maman m'a expliqué à quel point tu t'étais impliqué dans la navigation. Je crois que tu es prêt maintenant à suivre avec moi la voie de Joshua Slocum. A nous deux la vie !
Je ne trouve pas les mots pour répondre, mais en regardant par-dessus l'épaule de Berc'h qui s'est collée contre moi, je comprends enfin la signification de la calligraphie si particulière de la BeReZina. Be pour Berc'h, Re pour Renan, et Zina... pour Zina. Il ne me reste plus qu'à rajouter Lex pour partir naviguer vers la vie.

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