mercredi 2 juillet 2014

Le FLOP entre en scène.

Premières salves du front de libération des orteils pâles...

Juillet sous le soleil fait fleurir les orteils. Le Front de libération des orteils pâles (FLOP) a entamé sa croisade pour clouer au pilori chausses, chaussettes, chaussons et chaussures. Le FLOP s'apprête à frapper à toutes les portes et à envahir les plages et les dunes. Le comité de résistance à l'abandon des chaussettes (CRAC Boum ! Hue !) en appelle à la mobilisation dans les tiroirs !
 
          And now, pour toi lecteur, ma nouvelle qui vient de recevoir le Prix Marie de Butlar de nouvelles libres de la Saintonge littéraire. Merci aux membres du jury qui en ont apprécié la lecture.

Faux socle en trigone
(clin d'oeil à l'Antigone de Sophocle)

Faux socle en trigone
La première fois c'était il y a si longtemps ! Il en avait réchappé avec une épingle à cheveu sur sa ligne de vie. Quand il avait ouvert les yeux, derrière lui le précipice. Devant, aussi loin qu'il puisse voir, une droite fuyante s'évaporant à l'horizon. On lui avait dit que sa mémoire s'était noyée dans les marais de Prypet où beaucoup de soldats du général Broussilov avaient perdu leurs illusions. Il devait avoir 18 ans. Ou peut-être 17 ! Qui aurait pu lui dire ? Si ce n'est ses parents. Du moins ceux qu'on lui avait présenté comme tels. Les brancardiers russes s'étaient fiés aux maigres indices pour le ramener à Slavenshchyna Il était Mikhaïl Bojak, fils et petit-fils de paysans ukrainiens. Ils en avaient décidé ainsi. Comment mettre en doute la parole d'un officier dans une guerre qui anéantit les hommes autant que les souvenirs ?

Mikhaïl Bojak il était. Mikhaïl Bojak il resterait. Et qu'importe s'il ne comprenait rien à leur langue. Quelle importance si le décor ne lui évoquait que le vide de sa mémoire défaillante. Après tout, ses bras ne seraient pas de trop à la ferme. Le siècle était né une quinzaine d'années plus tôt. Mikhaïl renaissait dans un corps d'adulte, taciturne et travailleur. Il était le fils absent, revenu de sa guerre avec quelques centimètres en moins. « La taille des illusions. Celles qu'on laisse en chemin quand on oublie d'où on vient et qu'on ne sait plus où on va », lui expliquera bien plus tard Milovan. Faut dire que Milovan était bien le seul à ne jamais avoir été dupe. Avec Bogdana bien sûr ! Bogdana, la fille de la ferme voisine, blonde comme les blés d'Ukraine, les pommettes saillantes comme des fruits gorgés de soleil. Bogdana qui avait réussi à convaincre Mikhaïl que Slavenshchyna était bien le plus bel endroit du monde. En l'épousant, elle épousait son mystère. D'un trait de signature, Bogdana rentrait dans la famille Bojak et Mikhaïl faisait de Milovan son beau-frère.

Milovan qui parle haut et qui rit fort. Milovan qui n'aurait pour rien au monde renié son idéal révolutionnaire et que rien n'avait fait renoncer à sa liberté. Pour Mikhaïl, Milovan avait le côté rassurant d'un frère, toujours présent pour lui servir de guide et de confident. Il y avait bien sûr Bogdana, sa Boudlaska comme il l'appelait, parce que c'était le premier mot ukrainien qu'il avait réussi à retenir. Bogdana qui lui avait donné deux beaux enfants. D'abord Alevtina, frêle comme une alouette, surnom dont l'avait affublée Milovan et qui lui était resté même si elle s'était un peu remplumée depuis qu'elle avait épousé son ingénieur à Moscou. Et puis était venu Anatoli, costaud comme un bûcheron, capitaine des pompiers de Prypiat, lui-même père de la belle Anissia en qui Mikhaïl retrouvait l'insouciance et la malice de Bogdana lors de leurs premières rencontres. Pour Milovan, Anissia était et resterait La Petite. Celle qu'il avait vu grandir et qui lui rappelait cruellement que lui, autant que Mikhaïl, cumulaient désormais cinq fois plus de printemps qu'elle.

De printemps, cette année 1986, il n'y en eut pas. Morose et maussade comme un hiver qui jouait les prolongations. Et pourtant ! Mikhaïl ne se doutait pas encore que sa ligne de vie allait se retrouver brisée une seconde fois, soixante-dix ans après la première fêlure. C'était le 26 avril. Samedi soir sur la Terre. Dans la journée, les gars de la coopérative de Slavenshchyna, Oblast de Jytomyr, avaient sorti leurs semoirs et leurs herses. Les uns s'étaient activé au roulage des céréales d'hiver pendant que les autres avaient ensemencé les parcelles destinées à la production de betteraves sucrières. Mikhaïl avait observé toute cette agitation avec un brin de nostalgie. Cela faisait quelques années qu'on l'avait poussé vers la sortie. Milovan l'avait rejoint quand une escouade d'hélicoptères militaires les avait survolés.

« On dirait que les années, les moustiques volent en escadrille », avait observé Milovan avant de raconter à Mikhaïl les dernières blagues qui se racontaient entre camarades à propos des successeurs de Brejnev et de cette Glasnost dont on commençait à entendre parler jusqu'à Slavenshchyna « Glasnost de la vodka oui ! Elle est translucide quand tu la bois. Mais dès que tu l'as bue, tout devient opaque », avait-il cru bon d'ajouter. Et puis, ils avaient vu débarquer dans la cour de la ferme la Moskvitch 412 brinquebalante d'Anatoli. Sauf que ce n'était pas lui qui était au volant. C'était Darena, la mère d'Anissia qui conduisait. La Petite avait pris place sur le siège passager. Mikhaïl avait eu un mauvais pressentiment en voyant leurs mines graves. Bogdana qui était en train de préparer le bortsch du dimanche avait suspendu son geste. Le temps s'était figé une fraction de seconde. Juste assez pour que la fin de la ligne de vie de Mikhaïl s'incurve et s'oriente vers le début dont il ne subsistait qu'une trace indicible.

C'est en effet ce jour-là que le destin de Mikhaïl Bojak allait basculer une seconde fois. Il se retrouvait avec une ligne de vie en triangle dont les sommets n'avaient plus qu'à se rejoindre pour fermer la boucle. Bien sûr, il ne s'était rendu compte de rien. Ce n'est qu'au bout du chemin que Milovan lui fit cet aveu : « J'avais compris pas mal de choses. Tu as été bien plus qu'un frère pour moi. Une statue du commandeur. Un guide. Mais tellement fragile sur tes fondations. Tu étais debout sur un faux socle en trigone. » L'image lui était restée collée à la peau. Ce n'était que trois jours plus tard que le simple incident dont on avait parlé prenait une ampleur beaucoup plus dramatique. L'inquiétude avait gonflé au fur et à mesure que le nuage venu de Tchernobyl se propageait. Anatoli n'était pas rentré et Alevtina, l'Alouette selon Milovan était venue spécialement de Moscou. Elle ne riait plus du tout quand elle a annoncé : « Vassili, mon mari, travaille avec Valeri Alexeevitch Legassov. Un éminent savant de l'Académie des sciences. Je sais ce qui se passe à Tchernobyl. Je vous conseille de partir d'ici. »

A partir de là, les événements s'étaient accélérés. Bogdana s'était murée dans le silence et Anatoli s'était éteint le jour-même où sa mère devait fêter son 84e anniversaire. De fête, il n'y en eut pas. Ni ce jour, ni plus jamais à Slavenshchyna Pour Mikhaïl, la glaciation était en marche et plus rien ne pouvait l'arrêter. C'était sans compter sur l'appétit de vie d'Anissia et de Milovan dont elle s'était attiré la complicité pour ourdir un projet qui aurait pu paraître insensé aux esprits les plus fantaisistes. Entre-temps, à l'automne, Bogdana avait rejoint son fils Anatoli parmi les étoiles sans plus jamais avoir prononcé le moindre mot. Sur son lit de mort, elle était enfin redevenue sereine. Mikhaïl lui avait fermé les yeux et s'était tourné vers Milovan. « Tu es pour moi le frère que je n’ai jamais eu. Je suis né ici, mais plus rien ne m'y retient. Ne m'abandonne pas maintenant. »

La déclaration avait surpris Milovan. D'ordinaire, Mikhaïl ne livrait guère ses émotions. Pour Milovan, les mots de son beau-frère résonnaient comme une adhésion implicite à l'enquête que La Petite avait commencé à mener. D'où il ressortait que le Mikhaïl Bujak en question n'était sans doute pas le Mikhaïl Bojak parti de Slavenshchyna en 1915. Une conclusion à laquelle Anissia était parvenue en se penchant sur les vieilleries que Bogdana avaient enfouies dans un coffre en bois poussiéreux. Sa grand-mère ne lui en avait jamais parlé. Sans doute savait-elle quelque chose mais sans doute aussi pensait-elle préserver Mikhaïl en gardant le secret. Selon La Petite, son grand-père, qu'elle appelait affectueusement son Didous était probablement un soldat de l'armée allemande qui, pour sauver sa peau dans les marais de Prypet aurait troqué sa tenue contre un uniforme de l'armée tsariste avant d'être blessé et frappé d'amnésie.

« Tu vois ce qui nous reste à faire pour remonter le temps ? » avait déclaré triomphalement Anissia à Milovan en revenant voir son Didous au printemps 1988. Deux ans déjà que le feu nucléaire avait consumé Anatoli. Mikhaïl et Milovan avaient finalement pu rester à Slavenshchyna et s'étaient installés ensemble sous un même toit. L'armée soviétique s'apprêtait à quitter l'Afghanistan et Mikhaïl fêtait ses 90 ans. En revenant de Kiev où elle et sa mère habitaient un
modeste appartement, La Petite n'avait pas pris de gants pour annoncer les résultats de ses recherches : « Mon Didous, tu es mon Didous, mais je crois que tu n'es pas le Mikhaïl qu'on croit. » Aussi étonnant que cela puisse paraître, Mikhaïl ne s'en était pas offusqué et avait même renchéri : « Je le pense aussi Nissia. Dans mes rêves, il y a des mots qui me reviennent, des images que je vois et qui n'ont rien en commun avec Slavenshchyna »

A partir de là, tout parut plus simple. Milovan n'avait plus à se cacher pour continuer à bricoler le vieux tracteur T40 sorti des usines d'état de Minsk et dormant depuis des années au fond du pré. Pour le confort des passagers, il allait passer l'été à aménager une vieille remorque en y installant la banquette arrière d'une GAZ Volga M21 sortie en 1958 de l'usine d'assemblage de Nijni Novgorod. « C'est le camarade Joukov, héros de la Grande Guerre patriotique qui m'avait offert cette berline de luxe pour les renseignements que je lui avais fournis lors de la préparation de l'opération Bagration à l'été 44. Le maréchal m'avait dit : « Tu fais partie de ceux qui mèneront l'URSS vers le XXIe siècle. » Je n'allais pas refuser le cadeau. Et la banquette arrière de la Volga a vu des choses que la décence me défend de te décrire », avait expliqué Milovan à son « frère de combat ». Avec les années, la rouille et les hivers avaient fini par avoir raison de la M21. Milovan avait tenu à récupérer la banquette des délices, ainsi que le capot orné d'un renne bondissant et les pare-chocs à bananes.

Le projet était à la fois simple et compliqué. Il fallait traverser l'Europe d'Est en Ouest à bord d'un attelage rocambolesque d'un autre temps et avec un équipage alliant une jeune fille de 18 ans et deux quasi nonagénaires. Deux vieux chênes dont l'un avait besoin de consolider ses racines pour résister à l'usure du temps. Grâce à une lettre manuscrite, Anissia avait réussi à localiser un point sur la carte. Cela lui avait pris un certain temps jusqu'à ce qu'elle comprenne que la destinataire de la lettre perdue dont elle attribuait l'origine à Mikhaïl habitait non pas en Allemagne mais en Alsace dont les ressortissants de l'époque avaient été mobilisés dans l'armée du Kaiser Guillaume II. Coup sur coup, deux éléments allaient faciliter le projet. Tout d'abord, la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989, avec l'ouverture des frontières qui s'en suivait. Puis, l'aide de L’Alouette usant en sous-main de ses appuis « diplomatiques » dans les allées proches du pouvoir du Kremlin.

C'est ainsi que le solstice d'été de l'année 1990 marquait une troisième naissance dans la vie tumultueuse de Mikhaïl Bojak en quête de son identité perdue. Les premiers jours de l'expédition furent une agréable partie de campagne sur les routes ukrainiennes où Milovan avaient connu tant et tant de camarades. Les retrouvailles étaient chaleureuses et arrosées. Puis vint le passage en Pologne. La Pologne qui était encore un pays frère. Un petit frère qui prenait de plus en plus ses distances avec son aîné qui n'avait eu de cesse de le protéger. C'est du moins la conviction que Milovan s'était forgée tout au long de sa vie. Sauf que là il devait déchanter. Partout, on lui racontait une autre histoire. Celle où le Grand Frère, à force de vouloir garder la main mise sur l'héritage du socialisme en finit par étouffer son cadet. « Je suis bien obligé d'accepter la réalité camarade. Pour mieux avaler les couleuvres, sers-moi encore une bonne dose de Sliwowica », éructait Milovan en s'avalant d'une traite son verre d'alcool d'état flirtant avec les 70°.

Anissia découvrait avec ses yeux d'adolescente un monde qu'elle ne soupçonnait pas et Mikhaïl se taisait, obnubilé par ce retour aux sources. De quoi ? Il ne savait pas lui-même. Ils traversèrent la Tchécoslovaquie sans coup férir. Le 10 juillet, l'autoproclamé « Kapitan Milovan » frappait à la frontière allemande, fier comme un officier sur son navire-amiral. En l'occurrence, un T40 de la grande époque soviétique. Le même jour, Mikhaïl Gorbatchev est réélu au poste de secrétaire général du parti communiste, la grogne monte chez les mineurs russes et les voyageurs de Slavenshchyna passent à l'Ouest... Plus ils avançaient, plus la brume se dissipait pour Mikhaïl. Il avait maintenant le sentiment de rentrer chez lui après une très longue absence. Il saisissait au vol des mots d'encouragement. Cette langue lui était familière, mais il se sentait incapable de répondre.
Il était Mikhaïl Bojak, paysan de l'Ouest de Kiev. Sur son kolkhoze, on ne parlait que l'ukrainien ou le russe. D'autres vérités n'allaient pas tarder à surgir.

Une fois de plus, c'est Anissia qui alluma la mèche en lançant dans la conversation, de façon impromptue, le nom d'Anna Schaber. Mikhaïl eut un sursaut. Pourquoi ce patronyme lui évoquait-il quelque chose ? Anissia en remit une seconde couche : « Dis-moi Didous. Si je te dis Pfulgriesheim, qu'est-ce que tu me réponds ? » Que voulait-elle qu'il lui réponde ? Le nom sonnait bien à sa mémoire, mais personne ne venait ouvrir. Au détour d'une halte en Bavière, Milovan exposa son hypothèse à Mikhaïl. Au regard des recherches de La Petite et des effets découverts dans la vieille malle de Bogdana, tous les deux en étaient arrivés à une même conclusion : Mikhaïl serait né en Alsace, dans un village du nom de Pfulgriesheim où il aurait connu une certaine Anna Schaber. Il se trouve qu'au moment où il fut incorporé dans l'armée impériale allemande, Anna était enceinte. Du moins, c'est ce que laissait entendre la dernière lettre non envoyée découverte dans une des poches du blessé de guerre Mikhaïl Bojak :
Ma tendre Anna,
Ici la nuit dans les marais, le froid est encore plus vif que dans le Kochersberg. On n'est pourtant que début septembre. Je voudrais tant être avec toi à préparer les vendanges. Tu me manques terriblement. Les Russes nous bombardent sans arrêt. Beaucoup de camarades sont morts ou blessés. J'ai de la chance de pouvoir t'écrire encore. Je n'aime pas cette guerre. Ce n'est pas la mienne. Tous les jours, je prie Marie pour pouvoir passer la Noël avec toi et notre enfant qui viendra peut-être pour la Saint-Nicolas. Nous le baptiserons ensemble sous le clocher de Pfulgriesheim. Je t'aime du plus profond de mon être. Prends bien soin de toi et de Mamema.
Ton Jakob

Autant d'informations d'un seul coup avaient laissé Mikhaïl perplexe. Si tout cela était avéré, il se retrouvait avec une famille en Alsace et une autre en Ukraine. Le grand écart pour une vie en désordre. Comme les lettres composant le prénom Jakob et son ukrainien de Bojak. Il en venait presque à sourire, perdu dans ses pensées quand le T40 se mit à faire des siennes, toussotant, crachotant jusqu'à un dernier râle sur les hauteurs du lac de Constance. Milovan suait à grosses gouttes. Il eut un regard désespéré en voyant une large flaque d'huile noire tracer son sillon sur le bitume. Ainsi donc, le sort voulait-il que Mikhaïl ne referme jamais la boucle. C'était sans compter sur la détermination d'Anissia. C'est elle qui eut l'idée de solliciter le soutien de la population de Ravensburg, attendrie par le trio venu de l'Est. On leur indiqua une ferme du côté de Lanzenreute où on leur prêterait peut-être un tracteur de rechange afin qu'ils puissent aller au bout de leur quête.
Le fermier était un grand gaillard rougeaud et avenant, passionné de machines agricoles qu'il récupérait dans les environs pour leur redonner une nouvelle jeunesse. Il venait de restaurer un « petit bichou ». Autrement dit, un Nuffield Universal 3 rouge des années 60, trois cylindres Diesel de 35 chevaux, soit cinq de moins que le T40. Pour Milovan, l'honneur était sauf. Ce qui ne l'empêcha pas de grommeler et de pester après cet ersatz de tracteur qu'il eut tôt fait de surnommer Le Rouge, non seulement en référence à sa couleur, mais aussi pour garder le lien avec son âme de révolutionnaire invétéré. C'est donc à bord du Rouge tractant sa remorque aménagée en roulotte que l'équipage franchit le Rhin le matin du 21 juillet 1990. Soit pile 21 ans après que Neil Armstrong de l'empreinte de son pied n'ait défloré la virginité lunaire. 21 ans après, Mikhaïl Bojak pose le pied en Alsace. Milovan ne put s'empêcher une comparaison risquée : « Un si petit pas pour l'Humanité, un pas en avant pour un pas de géant en arrière... »

La remontée de la plaine d'Alsace se fit sans un mot échangé. Mikhaïl s'était perdu dans la contemplation des sommets arrondis marquant l'horizon. Anissia appréhendait la fin de l'aventure et tout ce qui pouvait en découler. Quant à Milovan, il se laissait bercer par les tressautements du Rouge tout en sifflotant les notes de l'Internationale ouvrière. C'était un dimanche. La circulation était intense et les automobilistes perdaient parfois patience avant de pouvoir doubler cet étonnant
attelage sorti d'ailleurs, d'un autre temps et d'une autre guerre. A Pfulgriesheim comme ailleurs, les travaux des champs s'étaient mis en villégiature le temps d'une respiration dominicale. Le village était alangui sous la chaleur estivale. Milovan gara le Rouge et sa caravane vintage sur la place fleurie, devant la mairie, en face du clocher de l'église.
Pour Mikhaïl, l'heure de vérité était proche. Il commençait à se faire à l'idée d'avoir vécu deux vies en une seule. A la fois Mikhaïl Bojak, fils d'Ukraine, et Jakob, sans plus de précision, combattant malgré lui dans les rangs de l'Empire germanique. Mikhaïl ou Jakob, Mikhaïl et Jakob, qu'importe l'étiquette, c'était le produit qui comptait. Et pour Milovan, une chose était sûre, le vieillard qu'il avait en face de lui était bien plus qu'un frère. Un homme pur qui, toute sa vie, aura construit pierre après pierre son faux socle en trigone qui pourrait l'élever en héros anonyme parmi les victimes anonymes d'un siècle finissant. Le regard de Mikhaïl restait obstinément braqué sur le clocher qui frappa trois coups. Anissia alla se détendre les jambes devant la vitrine de la quincaillerie North. Un volet s'entrebâilla. Une femme à peine plus jeune que Milovan apparut à la fenêtre.

    • Vous cherchez quelqu'un ?
    • Pardon madame, reprit Anissia. Pouvez-vous nous renseigner ? Y a-t-il une famille Schaber dans le village ?
La femme eut l'air surpris. Elle ouvrit le volet en grand. Son regard se posa sur le curieux attelage garé sur la place.
    • Vous, vous n’êtes pas d'ici !
    • C'est le moins qu'on puisse dire. On vient même de très loin, reprit Milovan. Mais les premières impressions sont parfois trompeuses.
La femme ne releva pas l'insinuation et revint sur la première question que lui avait posée Anissia.
    • Il y a bien longtemps qu'il n'y a plus de Schaber à Pfulgriesheim. La dernière est partie vivre en ville, à Strasbourg quand moi-même je n'étais encore qu'une gamine. Une bien triste histoire...
    • Elle s'appelait Anna ?
    • Comment le savez-vous ?
Mikhaïl n'avait toujours pas bougé. Il surprit tout le monde en déclarant d'une voix monocorde et sans appel :
    • Anna et moi, on devait se marier !

A partir de là, tout s'accéléra. Une famille en promenade s'était arrêtée pour admirer le Nuffield Universal maladroitement maquillé en T40. Ce qui ne trompa pas longtemps un vieux cultivateur du coin qui en avait vu passer des tracteurs. « Mais jamais un AVTO avec cette tête-là », asséna-t-il à Milovan qui tentait de le convaincre du contraire. Fendant le petit attroupement qui s'était formé autour du trio improbable que représentait Anissia et ses deux acolytes, un homme rondouillard, dans la force de l'âge, s'avança vers Mikhaïl et lui tendit la main. « Jean-Pierre Lentz, je suis le premier adjoint au maire de Pfulgriesheim. Ravi de vous rencontrer. On m'a dit que vous cherchiez une dénommée Anna Schaber ? » Mikhaïl ne réagit pas immédiatement. Sa main était restée collée dans celle de son interlocuteur. Une bulle avait éclaté à la surface du bouillon de ses souvenirs. Lentz, mais c'est bien sûr ! Il connaissait ce nom. Et il était même capable de situer la
ferme Lentz par rapport à l'église. Direction Lampertheim, sur la gauche. C'est tout ce qui lui revint avant que le couvercle de sa mémoire ne se referme.

C'était à la fois peu et énorme ! Cette fois-ci, le doute n'était plus permis. Mikhaïl, alias Jakob, avait vécu ici. Il ne pouvait plus en être autrement. L'adjoint au maire qui était plutôt du genre avenant proposa à Milovan de garer le Rouge et la remorque dans la cour de sa ferme à
colombages et de partager une bouteille de Riesling fraîche avec ses « invités » : « J'étais en train de regarder la dernière étape du Tour de France. Mais un Ukrainien à Pfulgriesheim, ça vaut bien un Américain en jaune sur les Champs-Elysées. » La considération passa par-dessus la tête d'Anissia, impatiente de défaire enfin les nœuds de la pelote de vie de son Didous. Comme il était encore de coutume à cette époque, Jean-Pierre hébergeait alors sa vieille mère dans la ferme familiale. Une dame d'un âge certain qui se joignit à eux sous la tonnelle.

Cette fois-ci, c'est Milovan qui annonça la couleur après une première gorgée de riesling dont il se pourlécha les lèvres. Il passa les détails de leur équipée sauvage à travers une Europe en mutation pour arriver directement à l'essentiel. En l'occurrence Anna Schaber. « Pauvre femme », geignit la vieille Marthe en entendant ce nom. « Elle n'a pas eu beaucoup de chance dans sa vie. Quand son Jakob est revenu de cette boucherie, la petite était né. Il était si bel homme quand il est parti. Au retour, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Les parents Hirt ne s'en sont pas remis. Encore moins quand Jakob leur a annoncé qu'il lâchait la ferme. Il est allé travailler à la brasserie Kronenbourg. Je crois que ça ne l'a pas aidé. Anna était malheureuse mais personne ne pouvait rien y faire. Ils sont allés s'installer en location à l'entrée de Strasbourg. Pensez donc, un paysan d'ici, partir pour la ville ! »

Au fur et à mesure que Marthe parlait, Mikhaïl se tassait dans son siège. Milovan et la Petite échangeaient quelques regards furtifs et dubitatifs. Le récit de leurs hôtes n'allait pas dans le sens de l'histoire qu'Anissia avait si patiemment élaborée. Ainsi donc Jakob était revenu de la guerre. Et s'il était revenu, Mikhaïl ne pouvait pas être Jakob. Et s'il n'était pas Jakob, qui était-il puisqu'il n'était pas non plus le Mikhaïl Bojak originel ? Le riesling gouleyant n'arrangeait rien à la transparence des idées. Au contraire, il jetait un voile de brume supplémentaire sur un scénario de plus en plus embrouillé. Jean-Pierre joua à merveille son rôle d'ambassadeur de sa commune en proposant une visite du village avant d'ajouter d'un ton malicieux : « La capitale mondiale de la tarte flambée et je vous laisserai en témoigner chez vous là-bas si Lénine le veut bien. » Milovan allait réagir au quart de tour. Il réussit au dernier moment à dominer son tempérament et à mettre son honneur de côté. « Et un centimètre de moins dans les illusions », pensa-t-il.

L'air de rien, Jean-Pierre laissa Mikhaïl en tête du groupe. Celui-ci bifurqua instinctivement dans la rue qui monte vers Pfettisheim. Au bout d'une bonne centaine de mètres, il marqua un arrêt. Quelque chose manquait dans son décor. « C'est ici qu'habitait la famille Hirt. La vieille maison alsacienne a été rasée dans les années 60. Elle était sur le point de s'écrouler. » Tel un chien de chasse à l'arrêt, Mikhaïl ne bougeait plus. La marmite des souvenirs s'était remise à bouillir et cette fois-ci, les bulles éclataient en perles. Il en était sûr désormais. Il s'était bien appelé Hirt. Le prénom de Jakob lui était familier. Mais, à côté de Jakob, il y avait aussi un Mikhaïl. Ou plutôt un Michaël. Simple transcription ou homonymie approximative ? Jean-Pierre ne lui laissa pas le temps de trouver la réponse. C'est lui qui proposa instantanément : « Je vous propose de passer au cimetière où repose Jakob Hirt. Je crois que c'est l'alcool qui l'a tué, autant que la perte de son frère. »
    • Son frère ? interrogea Anissia.
    • Oui, je ne l'ai pas connu bien sûr. Mais on en a tellement parlé dans le village.
    • Et que lui est-il arrivé à ce frère ?
    • Tombé au champ d'honneur. Mort pour la France. Ou pour l'Allemagne. Vous savez, ici en Alsace, beaucoup sont morts sans savoir pourquoi ni pour qui ils combattaient. Alors on a simplement inscrit Michaël Hirt sur la plaque des soldats morts pour la patrie.
    • Il s'appelait Michaël ?

Mikhaïl s'était assis sur une pierre en grès rose et poursuivit lui-même le récit :
    • Oui, il s'appelait Michaël. Jakob et Michaël étaient jumeaux. Tellement jumeaux
d'ailleurs que personne n'arrivait à faire la distinction entre les deux. J'ai des images qui me reviennent maintenant. C'était juste avant la guerre. C'était au printemps. Ce jour-là, avec mon frère, on était allé courir dans les champs. Une gamine du village nous avait suivis. On l'avait fait marcher. On n'arrêtait pas d'échanger nos prénoms. Elle devait avoir une dizaine d'années. Je me souviens de ses tresses relevées au-dessus de sa tête. On lui avait révélé notre secret. Le seul signe qui nous permettait de nous distinguer : Jakob avait une tache de naissance située juste sur le haut de sa fesse droite. Elle avait voulu la voir. Elle nous avait montré un grain de beauté à la base de son sein gauche pas plus gros qu'une mirabelle. Un jeu bien innocent pensions-nous à l'époque.
    • Et cette fille, c'était ?
    • Anna Schaber. C'était Anna !
    • Et toi dans l'histoire, le coupa Milovan.
Mikhaïl se renferma dans son mutisme. Si Jakob était revenu du front de l'Est, il ne pouvait être que Michaël. Mais alors pourquoi avait-il la lettre adressée par Jakob à Anna ?

Malgré ce semblant d'éclaircie, le mystère demeurait entier. Il était à peu près certain que Mikhaïl était né à Pfulgriesheim, Alsace, sous le patronyme de Hirt. Le plus probable était qu'il se soit appelé Michaël Hirt. Que tout le monde l'ait cru mort et qu'il resurgisse sept décennies plus tard sous le nom de Mikhaïl Bojak, citoyen de Slavenshchyna, Ukraine. La boucle était bouclée. Sauf que ni Milovan ni Anissia ne voulaient se contenter de cette explication.
    • Et cette Anna Schaber, est-elle toujours en vie ? osa la Petite à l'adresse de Jean-Pierre Lentz, un tant soit peu dépassé par les révélations successives.
    • On la voyait une fois par an, à la Toussaint. Elle venait fleurir la tombe de Jakob. Mais cela fait bien cinq ans qu'elle n'est pas venue. Elle n'est plus très jeune et elle n'a pas de moyens de déplacement. Mais, à ma connaissance, elle n'est pas décédée. La mairie en aurait été avertie.
    • Et savez-vous où on peut la trouver ?
    • Faut voir ça avec Marcel, notre secrétaire de mairie. Il doit avoir ça dans ses registres.


C'est ainsi que, dès le lundi matin, Anissia s'installait au volant d'une Renault 12 hors d'âge, prêtée par le seul garagiste de Pfulgriesheim, pour emmener son Didous et Milovan dans la cité de la Robertsau à l'entrée de Strasbourg. Anna habitait une vieille bâtisse défraîchie et surannée qui sentait le rance et la nostalgie. La femme qui ouvrit la porte était courbée et décharnée. Elle rappela douloureusement à Mikhaïl les derniers mois de Bogdana. Milovan lui adressa un sourire et, pour engager la conversation, lui fit croire qu'il était un ancien collègue de Jakob, à la brasserie, et qu'il revenait au pays après avoir beaucoup voyagé. Apparemment, Anna était heureuse de recevoir du monde. A l'en croire, plus personne ne venait la voir et les journées lui paraissaient de plus en plus longues. Elle se mit à leur parler à flots continus. Tout ce qu'elle ne pouvait plus déverser devant quiconque s'étalait dans la pièce confinée qui n'avait pas dû beaucoup changer depuis le départ de Jakob.

    • Je me souviens de ce jour où j'ai vu les jumeaux quitter le village pour rejoindre le
régiment allemand basé en Belgique ? Et aussi du jour où un seul des deux est revenu ? Il n'était plus le même. Je le pensais plus grand, mais c'est moi qui avait grandi. J'avais alors 19 ans. Lui en avait 21. Notre petite Catherine était née. Il était toujours aussi beau mais avait le regard un peu moins bleu. Comme si on avait passé une touche de pétrole sur l'azur. A Pfulgriesheim, on ne savait pas si on devait fêter le retour de Jakob ou la disparition de Michaël. Du plus loin que je me souvienne, l'un n'allait pas sans l'autre. C'était les jeunes Hirt, ça allait de soi. Et on se retrouvait avec le pauvre Hirt, orphelin de son frère. A ce moment-là, il n'est pas resté longtemps au village. Il avait été mobilisé par l'armée de Guillaume II pour combattre les Français et voilà qu'il se retrouvait
appelé par le service aux armées du Ministère de la guerre français, incorporé au 79e régiment d'infanterie. L’Alsace avait une nouvelle fois changé de camp. Quand je l'ai revu, c'était à la fin du mois de juin 1920. Ils l'avaient renvoyé dans ses foyers pour lui permettre d'aider à la fenaison et aux moissons. Je pensais pouvoir le sauver de ses démons. Je lui offrais tout mon amour. On a vécu de beaux moments. Il a voulu me raconter « sa » guerre, mais il ne le pouvait pas. Tout ce que je sais, c'est qu'il avait été stationné à Beverloo. Que là, le commandement allemand qui se méfiait des Alsaciens avait envoyé les deux frères sur le front de l'Est. Il est revenu tout seul. Il avait laissé son frère là-bas. Une tache indélébile que la meilleure ménagère du monde n’arriverait pas à faire disparaître.
    • Pourquoi me parles-tu de tache, Anna ?

Le temps se figea. Les regards d'Anissia et de Milovan se braquèrent sur Mikhaïl. La logorrhée d'Anna s'interrompit d'un seul coup. Mikhaïl l'avait tutoyée comme une vieille connaissance. Pour lui dire quoi ? Pour lui parler de tache... Il se leva péniblement en appuyant ses deux poings sur la table. Il tira sur sa chemise pour la faire sortir de son pantalon. Et là, au vu de sa petite-fille, de son ami, son frère, et de cette femme qu'il venait de rencontrer, il abaissa la bordure de sa ceinture pour dévoiler au bas de son dos, sous son rein droit, une tache de naissance. Anna blêmit. Milovan passa sa main sur sa barbe. Anissia restait bouche bée. Mikhaïl se rassit et reprit la parole, le regard dans le vide.
    • Oui, c'est moi Jakob. Oui, Anna et tu le savais depuis longtemps. Notre enfant était né et
Michaël était revenu. Son nom était déjà inscrit sur le monument aux morts. Il n'a pas voulu lui enlever cet honneur. Je me rappelle maintenant de notre départ de la ferme. L'arrivée à Beverloo. Notre longue marche vers l'Est. Et puis notre jeu habituel de brouiller les pistes. Nos livrets militaires échangés. A la guerre comme à la guerre ! S'il faut mourir autant s'amuser. En un tour de main, je devenais Michaël et lui Jakob. On avait pris la guerre pour un jeu et le jeu nous avait pris nos vies. Quand Michaël est tombé à côté de moi, je n'avais plus qu'une chose en tête : sauver ma peau. Il m'a fallu tuer le premier soldat adverse qui s'est dressé face à moi. Je l'ai déshabillé et j'ai enfilé ses vêtements. Un peu trop grands pour moi ! Après, il y a eu un grand trou noir. Je me suis réveillé. Je ne comprenais rien à ce qui se disait autour de moi. J'étais Mikhaïl Bojak.
    • La taille des illusions et le poids des taches dans l'histoire, pensa Milovan.
Anissia découvrit ce jour-là que son Didous était à la fois Mikhaïl Bojak, père d'Anatoli et de Darena Bojak, mais aussi Jakob Hirt, passé en un éclair de la plaine d'Alsace aux plaines d'Ukraine pour tisser une histoire de fraternité dans les méandres de la Grande Histoire du Siècle.

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