L'heureux art et l'air est sain...
Qu'on ne me fasse pas immédiatement le procès de l'approximation. Il y a des matins où l'eau tonne et le cerveau lent reste à quai. Il me faut néanmoins revenir sur cette énigmatique disparition qui avait émaillé l'été à la Pousselisière. Les enquêteurs mis sur l'affaire ont réussi à mettre la main sur un témoin clé qui, de son perchoir, avait suivi toute la scène. L'Inspecteur en chef nain Basie L'Heureux n'a pas mis longtemps à faire parler l'affable de la fontaine. Témoignage :- Je croaaa me souvenir avoir vu Miss Louise s'éloigner de la Mapmonde avec Blanche-Neige et ses deux comparses. Je croaaa même que Pedro avait préféré se réfugier dans sa grange. Je croaaa l'avoir entendu taper du marteau. Quand j'ai vu Loulou revenir toute seule, elle a eu l'air de comploter avec celui qu'entre nous, ici à la Pousselisière, on appelle Maître Inpeto, eh oui, Geppeto était déjà pris. Je croaaa avoir compris que pour retrouver du calme, ils avaient décidé de disperser façon puzzle les trois disparus. J'en tremble du bec pour eux. Je croaaa avoir saisi quelques bribes de conversation où il était question de d'Ragon, de trou des brigands et de Gargan ou de carcan. Devriez vous intéresser à la gardeuse d'oies qui nous snobe avec ses pieds palmés...
-
Eh alors, j'ai les palmes ! Eh même si elles ne sont pas
académiques, elles me permettent d'aller sur tous les terrains pour
suivre mes oies et mes ouailles. Je ne suis pas du genre corps vidé
de toute substance et qui croaaasse plus haut que son derrière. Je
ne me suis pas fait entourlouper par le premier goupil de passage.
D'ailleurs, je me demande si Pedro n'était pas un peu derrière ce
Goupil. Il n'est peut-être pas un féru de la souris, mais question
ruse il n'est pas le dernier. Pour ce qui est de Max, d'Artur et
d'Ana, je ne dirai rien. Allez plutôt voir Marie Patch et son
Marathon Man de la photo... Ils vous raconteront une drôle
d'histoire de canapé sur l'Oise...
Lignes brouillées sur Sofa R-Way
Il y avait le
Négus, le champion et lui ! On l'avait prénommé Haïlé, lui
accolant comme second prénom, Abebe, censé lui insuffler une âme
de coureur de grand fond. Kivala Abebe Haïlé. Tel était donc son
patronyme officiel inscrit au registre des naissances à Laon, Aisne,
l'ordre initial des prénoms ayant été inversé par la préposée à
l'état civil. Sa famille maternelle était aussi Picarde que celle
de son père était Ethiopienne des hauts plateaux. Rien ne
prédisposait ces deux mondes à échanger leurs chromosomes. Sa
mère, Ella, benjamine d'une famille de producteurs de betteraves
sucrières implantée depuis des générations à Fontaine Notre-Dame
était d'un roux flamboyant à faire pâlir le soleil. Quant à son
père, Tesfa Kivala, il était né dans le berceau de l'humanité,
là-bas, à 2 400 mètres d'altitude, dans la province d'Arsi, dans
une famille modeste de neuf enfants.
Le grand-père
d'Abebe Haïlé avait transmis à ses fils son admiration pour le
héros national Abebe Bikila qui, à 28 ans, pieds nus sur
l'asphalte, avait médusé le monde en remportant le marathon des
jeux olympiques de Rome. Le 21 octobre 1964, Tesfa Kivala voyait le
jour et Bikila s'adjugeait son second titre olympique. Hasard de la
vie ou signe du destin ? La famille voulut se raccrocher à
cette seconde hypothèse et, avant même ses dix ans, Tesfa
s'entraînait dur sur ses plateaux d'altitude pour porter les rêves
de gloire de son père. L'émergence d'un futur grand de la course de
fond allait vite le faire déchanter. La supériorité insolente de
ce petit Haïlé Gebrsellasié, fils d'une famille voisine, n'allait
pas tarder à pousser Tesfa vers l'exil, loin de la terre de ses
ancêtres. Entre-temps, la révolution fomentée par les militaires
avait eu raison du Roi des rois, dirigeant légitime de la Terre pour
les rastas. Exit Haïlé, Sélassié 1er, descendant de la reine de
Saba.
La grande famine
avait encore accéléré le départ de Tesfa, direction l'Europe et
ses promesses. Passage clandestin, remontée de l'Italie sous une
cargaison de tomates jusqu'en France. Quelques petits boulots à
l'arrache. La saison des pêches, les vendanges, des piges sur les
chantiers. Toujours sans papiers. Et la Terre promise qui devient un
enfer. Jusqu'à cette arrivée, au gré d'une rencontre d'infortune,
à la communauté Emmaüs de Fontaine Notre-Dame où Ella Bocquillon
se rendait une fois par mois. Cupidon avait fait le reste, au grand
dam de la famille d'Ella qui eût préféré comme gendre un garçon
à l'avenir moins incertain. Ella qui avait toujours rêvé d'un
mariage en blanc, se résigna à une union semi-clandestine avec un
champion de seconde zone mais au grand cœur. Ella Kivala, ce n'était
pas pire qu'Ella Despoux comme elle aurait pu s'appeler si elle avait
épousé le fils des voisins.
C'est ainsi que
naquit le petit Abebe Haïlé, le 29 juillet 1996, à la maternité
du centre hospitalier de Laon dans l'Aisne. « Lent dans l'aine,
ce n'est pas ça qui va faire de ton fils un champion du demi-fond »,
avait ricané le beau-frère picard de Tesfa. Le lendemain, à
Atlanta, Haïlé Gebrsellasié accrochait sa première breloque dorée
olympique autour du cou. L'annonce de la naissance d'un nouveau venu
dans la lignée des Kivala était parvenue à Asri au même moment où
l'icône nationale devenait le roi incontesté des 25 tours de stade.
On avait fêté, et même un peu mélangé les deux éléments, le
patriarche de la famille recommençant à tirer des plans sur la
comète... athlétique.
L'arrivée du petit
Abebe Haïlé avait eu pour effet d'accélérer la régularisation de
son père qui partit s'installer avec sa petite famille à La Fère
où, grâce au soutien de la communauté Emmaüs de Fontaine
Notre-Dame, Tesfa avait obtenu un poste de technicien municipal. La
Fère, la belle affaire ! Moins de 3 000 habitants, pas de hauts
plateaux. Tout juste un stade sans tribune, un étang à proximité
et les plats chemins de halage le long du canal de la Sambre à
l'Oise. Pas folichon pour le petit Abebe Haïlé très peu motivé
pour l'école où seules les leçons d'histoire de Madame Blangy
trouvaient grâce à
ses yeux. Pendant que son père s'extasiait devant les performances
de Gebrsellasié et de ses successeurs, Abebe Haïlé se passionnait
pour l'Histoire. On l'avait inscrit malgré lui au La Fère Athlétic
club.
« Transpirer
au FAC, c'est mieux que de cirer les bancs à la Fac », s'était
fendu l'oncle Dédé Bocquillon. Haïlé avait la course dans les
gênes sans le savoir et, lors des premières sorties sur route, il
n'eut aucun mal à distancer ses aînés d'entraînement. On le
surnomma rapidement King Haïlé Abebe. Puis, plus commodément Kha.
Kha était devenu, avant même ses 12 ans, le grand espoir sportif de
La Fère, mais il n'en avait que faire. On était alors en 2008. A
Pékin, c'est encore l'Ethiopie qui triomphait dans les courses de
fond. Et déjà, Tesfa se mettait à rêver pour son fils d'une
gloire olympique. « Pourquoi pas Paris 2024 ? Ça te
ferait 28 ans. Le même âge que Bikila à Rome », lui
asséna-t-il. Kha ne broncha pas.
Ce n'était pas les
capacités qui lui manquaient. C'est la volonté. Aux interminables
séances d'entraînement, il préfèrait l'évasion par les livres.
L'Histoire, les histoires... Surtout celles de ce Jules Verne dont il
avait fréquenté l'école avant d'intégrer le collège de la rue du
Maréchal Juin. Dans sa chambre, il avait rebaptisé son vieux canapé
fourni par les Compagnons d'Emmaüs en Sofa R-Way from LF (La Fère),
en référence une chanson que sa mère écoutait en boucle. Kha
pouvait passer des heures entières sur son canapé pour partir sur
les océans avec le capitaine Nemo.
Le déclic arriva
le 6 avril 2014. En matinée s'était couru le marathon de Paris avec
un nouvel exploit de Kenenisa Bekele qui n'avait laissé que des
miettes à ses poursuivants. Tesfa ne se priva pas pour titiller son
fils qui le dépassait désormais en taille :
- Dans dix ans, ce sera ton tour.
- Je ne veux plus courir, s'entendit répondre Abebe Haïlé. Je veux partir sur les mers.
Tesfa en resta
bouche bée. Il s'attendait à tout sauf à ça.
- Chez nous, on est des coureurs, pas des marins, articula-t-il.
- Eh bien, je serai le premier Kivala sur l'eau. Je veux partir de La Fère.
- Et comment faire ?
Comment faire ?
Kha n'y avait pas pensé. Il n'avait pas les moyens de se payer un
bateau. La mer, il ne l'avait vue qu'en photo. Il se rappela de ses
cours d'histoire avec Madame Blangy. Machinalement, il se mit à
tapoter Blangy sur le clavier de son ordinateur et tomba sur Jacques
Joseph Ducarne de Blangy. Coïncidence ou signe du destin, le
personnage était étroitement lié à La Fère puisque c'est là
qu'il avait expérimenté son invention destinée à venir au secours
des naufragés des bateaux en perdition, sans jamais en avoir la
reconnaissance
Tout devenait
évident. Kha serait le nouvel inventeur de La Fère, le vengeur de
Ducarne de Blangy, injustement dépossédé des honneurs de sa
découverte. Il serait le Jules Verne de l'Aisne avant de devenir le
roi du marathon pour faire plaisir aux Kivala du monde entier. Kha
commença par imaginer l'engin de navigation original et confortable
pour passer sur les rivières et les canaux, conçu pour une, deux,
voire trois personnes. Le pendant du vélo-rail, version aquatique.
Elément central : un canapé à équiper de flotteurs et un
système de pédalier à démultiplication pour le faire avancer sans
trop de peine. Bateau et banc de musculation à la fois. De quoi
allier ses ambitions à celles de la lignée paternelle Kivala.
Les oncles
Bocquillon acceptèrent de lui laisser un coin de leur grange pour
lui permettre de réaliser son projet, tout en le regardant avec
commisération et dédain. « Pauvre Abebe. L'ira pas ben loin
avec son engin. L'est ben comm' son père. Tout dans les guiboles,
rien sous la casquette ! » Les commentaires étaient
souvent acerbes.
Pour son
expérimentation, Kha avait tout prévu. Il mettrait son canapé
flottant à l'eau du côté de la carrière du Trou Tonnerre. L'idée
était d'arriver à au centre de Paris le jour du 14 juillet. Pour
cela, il lui fallait descendre le cours du canal de Saint-Quentin,
puis le canal latéral à l'Oise, passer sans encombre les nombreuses
écluses, absorber l'Aisne à Compiègne, contourner l'île du Grand
Peuple,
voir Nogent et... ne pas mourir. En parfait esthète soucieux de son
image, Kha donna à son embarcation le nom évocateur de SOFA R2
pour, d'une part, la raison
déjà évoquée, et, d'autre part Sofa R-Way ago from Drouot (du nom
de la rue où il avait grandi à La Fère). Le jour du départ, le
correspondant du Courrier Picard était là pour relater l'événement.
Tout se passa comme prévu. On commença à parler du jeune Kivala,
sportif et aventurier, sur les ondes nationales. Il eut même les
honneurs du journal de Jean-Pierre Pernaut. Kha pédalait et son aura
grandissait. Le samedi 12 juillet, il n'était plus qu'à une
trentaine de kilomètres de Paris. Ce jour-là, le Brocheton du Val
d'Oise organisait un grand rassemblement de pêcheurs sur son
parcours de l'Isle Adam. Les champions halieutiques avaient posé
leurs lignes. Kha sentit son pédalier se gripper. Il avait accroché
un hameçon par le fond. D'abord un, puis deux, puis des dizaines.
Sur la berge, les pêcheurs contrits se mirent à l'invectiver. Il se
sentit dériver vers le bord. Les pêcheurs menaçants ne
s'attendaient pas à une si grosse prise. Quand le SOFA R2 toucha
terre, trois gaillards furieux devant les dégâts causés à leurs
engins de compétition en fibre de carbone, agrippèrent Kha et
l'expédièrent dans une touffe d'armoise odorante tandis que
d'autres, non moins énervés, empoignèrent l'embarcation et la
retournèrent comme une crêpe. Ainsi s'acheva l'espoir de gloire
d'un canapé sur l'Oise, par de sournoises cannes happé et un Kha
nappé d'armoise courant pour échapper au festival de cannes.
Moralité : D'où que tu viennes, d'Arsi ou de Gaule, l'Oise
rit !
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