vendredi 26 décembre 2014

Les parfums ne connaissent pas l'oubli !

L'odeur n'a pas d'agent...

Les lendemains de réveillon sont parfois difficiles !!!

 
A la Saint-Etienne,
La nuit s'en va, les jours reviennent,
Finis les rires et les cris,
La Pousselisière reprend ses esprits,
A tout seigneur tout honneur,
Pedro a remis sa pendule à l'heure,
Dame Louise surveille sa couvée,
Tout au bonheur de s'être retrouvée,
Le Mister No Well a fini son labeur,
Il en a vu de toutes les couleurs,
Les rennes en ont plein les pattes
Et les baigneurs n'ont pas la patate.
Alors, pour que les parfums dansent
Une petite histoire de fragrances....
 





Un zeste de douceur et c'est reparti...




Heure bleue et moisson de lunes




              La première fois que je l'ai rencontré, je venais de rentrer dans ma 133e lune. Bientôt, j'en aurai 150. Çà vous paraît beaucoup ? D'après lui, cela ne fait jamais que douze ans et des poussières. « Mais dans la vie, chaque poussière est un pas de plus sur son chemin » m'a-t-il asséné, son regard bleu profond planté dans mes yeux cannelle. C'est lui qui m'a dit que j'avais les yeux cannelle. Je ne savais pas de quoi il parlait. Il m'en a montré la couleur. Une couleur d'argile sèche comme celle qui affleure quand on s'éloigne un peu d'Alcasia. Je sais bien que c'est interdit. Les gardiens de l'Anneau de Vie nous l'ont bien expliqué. J'ai bien retenu ma leçon. « L'Anneau te protège. Toute sortie est sans retour. » Mais que vaut une leçon face à la déraison. Alors, pour bien nous faire comprendre la loi, ils nous montraient des images insoutenables de cadavres déchiquetés ou d'ossements abandonnés sur des terres brûlées.
Entre l'Anneau de Vie et Sleeptown, il y a une haute colline éclairée par la couleur orangée des rayons du Soleil qui ne franchissent jamais l'obstacle. Une frontière entre la lumière et la nuit. Sleeptown, c'est ainsi que j'imagine la mort. Un interminable alignement de caissons enveloppés dans la pénombre. Où des T-Jets sans pilote déversent des milliers de gens pour leur offrir un peu de sommeil avant la prochaine rotation vers Alcasia, au cœur de l'Anneau de Vie. Pour moi, tout a commencé la fois où, regardant par le hublot de la navette, j'ai cru apercevoir une silhouette blanche au sommet de la colline. A partir de ce moment-là, j'ai senti que je n'échapperai pas à l'appel des portes de la nuit. Malgré les menaces et les avertissements des gardiens du ChildrenSpace, il fallait que je monte là-haut. C'est ainsi, en bravant ma peur, que j'ai fait la connaissance de Conrad.
*
             La première fois que j'ai rencontré Hannah, je m'attendais à tout sauf à ça ! D'après mes calculs, cela faisait presque 40 ans que, hormis Paleska, personne n'avait osé gravir les pentes de l'Altitano. Depuis, exactement, ce matin du 3 septembre 2081, jour de la « Grande Éclipse » et instauration officielle de la Terra Sine Tempora. Une vaste fumisterie oui ! Mais ce fut, hélas, le dernier matin. A compter de ce jour, le Soleil est resté figé sur la montagne d'en face. Je l'ai tellement regardé que mes yeux en sont presque brûlés. Je ne vois plus très clair. Pas étonnant à 190 ans, me direz-vous. Je refuse de parler de lunes. Surtout depuis que NK6, autoproclamé Grand Éclaireur d'Alcasia, et ses apprentis sorciers ont aboli les jours, les mois et les saisons.
Ce ne fut pas une surprise pour moi. Ils avaient mis un demi-siècle pour tout planifier. Tout avait commencé par la prise de pouvoir du Maréchal Karoff, l'aîné de la dynastie. J'avais déjà un âge vénérable mais je continuais à entretenir les mécanismes de l'horloge astronomique d'Alcasia. Les rouages n'avaient plus aucun secret pour moi. J'en gardais jalousement les plans dressés par son concepteur. Celui à qui je dois mon prénom. Cela va vous paraître présomptueux, mais je crois que j'étais en quelque sorte prédestiné à veiller sur la bonne marche du temps. Je ne pensais pas que cette mission m'emmènerait si loin. Je l'ai compris la nuit suivant les grandioses funérailles de Karoff. Son fils s'était assis sur le trône encore chaud et avait promulgué son décret fondateur : « A compter de ce jour et jusqu'à arrêt définitif du cycle circadien qui marquera l'avènement de la Terra Sine Tempora, les livres, les journaux et les parfums seront prohibés. Les contrevenants s'exposent à une mesure d'exil irréversible. »
Il y avait eu très peu de réactions. Avec Isthiane, ma chère Isthiane, on avait compris où cela allait nous mener. NK6 aussi avait compris. Compris que seul ce qui est écrit et les odeurs imprégnées dans la mémoire des hommes peuvent entretenir la conscience du passé et empêcher les desseins les plus sombres. Ce soir-là, pour faire un pied-de-nez au « bienfaiteur d'Alcasia », nous avons relu ensemble quelques vers de Baudelaire :
Mainte fleur épanche à regret son parfum doux,
Comme un secret dans les solitudes profondes...
            Puis Isthiane avait disparu derrière le paravent de notre chambre. Je l'avais entendu fouiller sous sa psyché. Quand elle s'est approchée de moi, j'ai fermé les yeux et j'ai reconnu le bouquet chaud et captivant de notre première nuit. Des effluves d'iris et de jasmin pour l'heure bleue de nos amours. Aujourd'hui, Isthiane n'est plus là. Elle repose sous terre tout près de moi, mais son odeur fleurie m'accompagne dans ma solitude. Même si je ne suis pas tout à fait seul parce que je sais que je peux compter sur mon amie Paleska qui vient me voir à chaque changement de lune.
*
              Il est vrai que la première fois que j'ai croisé la route de Conrad, sa longue barbe blanche battant au vent, ses yeux bleus et ses vêtements d'un autre âge, je n'en menais pas large. J'ai beau m'appeler Paleska et oser braver les règles stupides de l'Anneau de Vie. Je ne m'attendais pas à croiser quelqu'un au sommet de l'Altitano. Cette colline est le gardien de mes émotions d'enfance. Je m'y suis tellement promenée avec mon père au temps où les saisons existaient encore. J'y ai appris à reconnaître sans me tromper l'odeur boisée du cèpe,la fragrance âcre du houblon sauvage, les arômes fruités et délicieusement doux des poires mûres, ou le parfum caractéristique de l'ail des ours que j'allais ramasser pour protéger les enfants à naître. On me prétend un peu sorcière, mais je ne connais rien de tel que l'odeur enivrante de la forêt après la pluie.
           Je crois pouvoir dire que ce qui a scellé notre amitié, avec Conrad, c'est à la fois son histoire si particulière et sa propension à s'émouvoir comme un enfant. Décidément, l'âge ne fait rien à l'affaire. Quand on naît bon, on est bon ! C'est d'ailleurs lui qui a engagé la conversation. Je n'ai pas voulu l'arrêter. Il m'a raconté son rêve. L'émissaire d'un certain Chronos qui était venu le voir pour lui révéler que NK6 s'apprêtait à exiler son maître au fond de l'océan, de l'autre côté de la Terre, là où les filles sentent le jasmin et la vanille. Que la Terre ne recommencerait à tourner que le jour où l'on trouverait le moyen de le délivrer de sa prison maritime. L'émissaire avait investi Conrad de cette mission et l'avait, soit-disant, condamné à l'immortalité jusque-là.
           Je ne sais toujours pas si je dois y croire. Toujours est-il que si, comme il l'affirme, Conrad a près de 2 400 lunes, et j'ai fait le calcul, je suis prête à l'aider dans sa quête pour libérer les consciences, les hommes et les parfums. Comme tous ceux que Conrad a déjà réussi à sauver dans les ruines du monastère où il a trouvé refuge. « La nuit où j'ai quitté Alcasia avec Isthiane, nous avons emporté avec nous les plans de l'horloge astronomique, tous les grands textes sacrés que nous avions et les flacons de parfum que nous avions commencé à accumuler », m'a-t-il avoué. J'ai eu le privilège de voir ces trésors. Parfois même, nous jouons ensemble à nous faire deviner à l'aveugle l'origine d'une odeur ou la composition d'un parfum. Il m'a appris à reconnaître l'odeur de foin fraîchement coupé de la fève tonka si précieuse pour les parfumeurs. Je lui ai fait découvrir la mousse de chêne, la jonquille et toutes sortes d'épices. Il m'a répondu Vol de nuit. C'est sûr que cette idée de faire revenir la nuit sur Alcasia l'obsède. Il en a même parlé à cette petite Hannah qui vient le voir de temps à autre.

*

Personne ne m'en avait jamais parlé. D'après Conrad, il y avait des jours, il y avait des nuits. On n'était pas obligé de prendre la navette jusqu'à Sleeptown pour trouver un peu d'obscurité. Je n'ai jamais connu que la Terra Sine Tempora. Avec juste la lune pâle pour compter le temps qui passe et ce Soleil incandescent et intangible planté sur le Mont Noir comme la croix de NK6 au sommet de son bunker. Je sais que je risque ma vie en montant sur l'Altitano. Mais les gardiens du ChildrenSpace ne sont pas regardants. J'ai trouvé le moyen de leur fausser compagnie sans que mon absence se fasse remarquer. Je m'arrange toujours pour être revenue avant la prochaine rotation vers Sleeptown. Je n'y peux rien, l'attirance est trop forte. C'est comme si je devais escalader la colline pour répondre à un appel.
La dernière fois que j'ai fait le chemin, Conrad m'a pris par la main :
    • Viens Hannah, j'ai quelque chose à te montrer, m'a-t-il dit.
Dans une large salle aux murs voûtés, il a déposé devant moi un objet que je n'avais jamais vu. Il l'a reniflé et il a fermé les yeux :
    • J'adore cette odeur de cuir. Ça me rappelle l'atelier du père Lagrolle, a-t-il chuchoté.
Je n'avais rien compris. J'ai essayé de faire comme lui mais je ne sentais rien.
- Normal. Avec tous ces capteurs d'odeurs installés au-dessus d'Alcasia, il y a bien longtemps que ton nez ne sert plus qu'à faire marcher tes poumons. Et encore ! Peut-être un jour, n'aura-t-on même plus besoin de respirer. Le nez pourra alors disparaître. C'est l'évolution ! qu'il a ronchonné.
J'y comprenais encore moins. Alors, il est parti dans un recoin de la cave et il est revenu avec une dizaine de flacons qu'il a débouchés l'un après l'autre. Pour la première fois, j'avais l'impression qu'il y avait quelque chose dans l'air que je ne voyais pas. Quelque chose que je ne pouvais pas toucher. Quelque chose qui pénétrait par mes narines et me montait à la tête. J'ai réussi à balbutier une phrase : « C'est comme de la musique, mais qu'on n'entend pas » - Un chant d'arômes, il a répondu. Et puis, il a repris l'objet qu'il avait posé à mes pieds :
    • Un livre Hannah. C'est un livre. Je t'apprendrai à lire. Tu découvriras combien les mots peuvent te faire voyager. Et puis, tu apprendras à reconnaître le parfum des roses, le chèvrefeuille et le gardénia et tu t'en souviendras toute ta vie. Tu vois Hannah, je te souhaite qu'un jour ton cœur batte la chamade dans les jardins de Bagatelle, mais d'ici là tu dois m'aider à délivrer Chronos. Après, tu pourras cultiver le champ des possibles.
Je n'avais pas tout compris. Loin de là ! Mais ce que j'avais retenu, c'est que je devais me préparer à une mission de la plus haute importance. Et pour cela, je faisais totalement confiance à Conrad.

*

             Tout cela est si loin maintenant. Hannah est devenue une jeune femme épanouie. A l'heure où mes yeux vont se fermer pour de bon, je me rappelle du jour de notre départ de l'Altitano. Deux vieillards, même si Paleska et ses 85 printemps était une gamine à côté de moi, et une toute jeune fille, traversant l'Anneau de Vie pour aller moissonner les lunes jusque dans les terres glacées où la nuit avait tout figé. Hannah avait réussi à apprendre à lire en un temps record. Elle savait déchiffrer les cartes et la mesure du temps mieux que le vieil ermite que j'étais devenu. Paleska lui avait appris à reconnaître les herbes et les baies de la forêt. Elle aimait particulièrement l'odeur du bois après l'ondée. Je ne sais plus combien de temps nous avons voyagé. Un jour, Hannah vous le racontera sans doute. Ce dont je suis sûr, c'est que nous avons réussi. Cela faisait tellement longtemps que je n'avais plus vu le Soleil se coucher que je voudrais le retenir encore un peu. Mais je sens qu'il est temps. Je sens l'heure bleue qui arrive. Je m'en vais rejoindre Isthiane. Tous les parfums de ma vie viennent m'envahir. Je pars dans une volute.

















 


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