Rien de tel pour lui faire oublier sa mésaventure que de se plonger
dans l'étude plus approfondie de sa trouvaille. Premier objectif :
arriver à dater plus précisément ces photos et, si possible,
comprendre pourquoi elles présentaient toutes le même défaut. Un
défaut peut-être voulu par le photographe. Mais dans quel but ?
Le côté artistique n'avait rien d'évident mais chaque photo
exerçait une fascination inexplicable sur Pedro. C'était comme si
ces regards, ces visages n'étaient que le reflet des âmes qu'ils
recelaient. Qui étaient-ils ? Pedro en était là dans ses
supputations quand Louise osa s'aventurer dans son atelier. Le ton
acerbe de la matinée avait laissé place à un mélange de curiosité
et d'admiration pour son « aventurier » préféré.
C'est que ces deux-là avaient su bâtir leur destinée commune sur
le balancier des sentiments en oscillation permanente entre
provocations et élans d'affection. Loulou se pencha par-dessus
l'épaule de Pedro :
Sont belles ces photos !!!
Mmmouais...
C'est qui ?
Les mystères de l'armoire, répondit machinalement Pedro.
C'est bizarre ces regards introspectifs et les coins floutés...
Comme tes intentions !
…
Oui, floutées comme tes intentions. J'te connais. Tu fais des
chichis quand je t'encombre avec mes vieilleries. Mais dès qu'il y
a une énigme à résoudre, alors là Madame s'intéresse.
C'est pour t'aider Pedro. Je vois bien que tu cogites et que ces
photos t'intriguent.
Bon, alea jacta est. Puisque tu veux me donner un coup de main,
essaie de me déchiffrer cette lettre qui a du rester coincée au
fond de la boite.
Pedro tendit à Louise une feuille de papier jaunie pliée en
quatre. L'encre était à moitié effacée par le temps et l'écriture
était fine et régulière. Une lettre adressée à un certain
Robert.
Elle est datée du 30 janvier 1958.
Louise entama la lecture :
Cher
Robert
Je me suis enfin décidée...
C'est une femme qui écrit...
Comment le sais-tu ?
Elle a mis un -e à la fin de décidée...
Donc elle a de l'instruction et connaît ses règles de grammaire.
Louise reprit :
Je
me suis enfin décidée à t'écrire. Jean nous raconte dans sa
dernière lettre ce qui est arrivé à une de ses
camarades à
Alger. Cette fille était descendue au WC d'un café lorsqu'une bombe
explosa. Elle fut grièvement atteinte à l'estomac et elle a la
figure et les mains terriblement touchées. Il paraît que, lorsqu'on
l'a ramassée elle était méconnaissable. Ça devient inquiétant
ces événements à Alger.
Elle ne sait pas encore tout ce qui va suivre.
Tais-toi Pedro, tu parles pour rien. Bien sûr qu'elle ne le sait
pas, puiqu'on est en 58...
Et que ce n'est pas Madame Soleil, je sais ! Je me tais.
Poursuivez votre lecture Madame Louisette !
Donc, où en étions-nous ? Ah oui,
…
à Alger.
Maman continue à avoir mal aux dents. Lysiane va lui faire des
piqûres pour que la gencive repousse (sans doute une nouvelle
découverte!)
Nous allons danser au théâtre en avril. Nous serons 7 dans ce
ballet. J'espère que cela sera une réussite. On t'enverra des
photos. Maman va sûrement en prendre car elle va bientôt avoir un
Leica. Tu penses si elle est contente. Elle me donnera peut-être son
vieil appareil. Ce serait sensas...
Des gens d'un certain standinge, soliloque Pedro.
Qu'est ce qui te permet de dire ça ? l'interroge Loulou à
qui rien n'échappe.
Le Leica. C'était pas donné dans les années 50.
On en reparlera. Je finis ma lecture, tu veux bien ?
Ici,
il a fait mauvais pendant une semaine à peu près mais cela a passé.
L'autre jour, Henri, mon oncle, a été chez le toubib pour ses
mains. Il avait des boutons sur les doigts. Le docteur lui demande :
combien buvez-vous par jour ? Henri répond : 3 litres
environ...
Louise haussa les épaules et reprit sa lecture :
Le
toubib lui a donné des remèdes homéopathiques et lui a dit de ne
boire plus qu'un demi-litre par repas. Cela fait 15 jours et Henri a
maigri de 9 kg. Hier, assis sur son lit, en slip, il regardait ses
jambes et il dit : « On dirait des allumettes » (et
cela sur un ton très sérieux). Thérèse a bien ri, car il pèse
encore 90 kg.
Je t'embrasse. Et toi, Coma quo vai ?
Et c'est signé Ratoune.
Eh ben, ça ne va pas nous apporter grand chose tout ça, conclut
Pedro.
Attends, il y a un post-scriptum.
Il
paraît qu'on va démolir l'Aigle d'Argent. Ton copain Philippe Roche
est inquiet pour ses parents qui ne savent pas où ils vont être
relogés. Ça le tracasse beaucoup !
4
Pedro
n'avait opposé aucune résistance quand Louise avait emporté la
pile de photos. Il était resté pensif dans son atelier. Une
expression avait retenu son attention dans la lettre. Il relut à
plusieurs reprises le post-scriptum. Une impression de déjà vu, une
réminiscence, un relent d'un passé très lointain mais qui lui
évoquait des souvenirs troubles. L'Aigle d'Argent. Avait-t-il lu ce
nom quelque part ? Etait-ce le nom d'un héros d'une ancienne BD
dont il aimait lire les aventures ? Comme pour mieux descendre
dans les strates de sa mémoire, il entama un retour aux sources. Ses
années d'enfance à Limoges. La ville où il était né. Où il
avait grandi. Limoges d'après-guerre. Le trolleybus entre la place
Carnot et l'avenue Baudin, la façade imposante des établissements
Legrand sur l'avenue De Lattre-de-Tassigny, symbole d'une époque
annonçant les Trente Glorieuses. Et puis, le revers de la médaille,
les quartiers en quasi décrépitude. Des immeubles délabrés, au
bord de l'insalubrité. Mais bien sûr ! Le regard de Pedro
s'éclaira. L'Aigle d'Argent. C'est le nom que portait un de ces
bâtiments vétustes, près de la mairie.
Pedro essaya de se raisonner et de tempérer le galop de ses
souvenirs. « N'allons pas trop vite en besogne. L'Aigle
d'Argent devait être un nom assez commun. Mais tout de même,
l'époque correspondrait bien. Comment en être sûr ? Les
photos ne donnent que peu d'indices. Surtout que Loulou a mis le
grappin dessus et qu'elle n'est pas prête à les lâcher. Seule
solution : lui faire entamer une recherche sur le Net, cette
hydre diabolique que décidément Pedro a beaucoup de mal à
affronter. Ce n'est pas tant la technique qui le rebute que l'idée
d'intégrer le troupeau des moutons de Panurge suivant le grand
berger de la Toile. Il préférait laisser ce soin à d'autres et
tirer les marrons du feu sans se brûler les doigts. Une tactique qui
lui avait plutôt réussi jusque-là.
Sur son bureau, Louise avait étalé une bonne vingtaine de photos.
Vingt visages aux expressions figées. Avec toujours le même cadre
cerclant le portrait et un arrière-plan flou où l'on distinguait
parfois des éléments plus reconnaissables. Pedro poussa la porte :
Tu tombes bien, annonça Loulou.
Pourquoi ?
Pour jouer au jeu des sept erreurs...
Arrête tes conneries. Je n'suis pas venu pour ça !
Tu m'étonnes ? J'te connais. Ne tourne pas autour du pot. Tu
as un service à me demander.
Pedro s'était toujours demandé comment elle faisait pour deviner
ses intentions. L'intuition féminine ? Il avait beaucoup de mal
à l'admettre. Mais il devait bien se faire une raison. Et puis,
l'essentiel était qu'il parvienne à ses fins. Alors autant rentrer
dans son jeu.
Oui, c'est vrai. Je vais encore te demander de faire une recherche
pour moi...
Après le jeu des sept erreurs, insista Louise.
Ce n'est pas que ça l'amusait. Mais il faut parfois lâcher du lest
pour prendre de la hauteur, se dit Pedro. Va donc pour le jeu des
sept erreurs. Il se pencha sur les photos alignées.
J'ai trouvé. Ce n'est jamais la même personne.
Première erreur Pedro. Il y en a une qui est photographiée trois
fois. Même si la coiffure change un peu. Mais c'est vrai que tu as
l'habitude de ne pas remarquer ce genre de détail. Même chez
moi...
Arrête-toi là Louisette ! On joue ou on n'joue pas ?
C'est bon j'arrête ! On joue...
Pedro osa une nouvelle remarque :
En effet, sur l'un des portraits, on apercevait au fond, derrière
le regard figé d'une jeune fille aux cheveux noirs, un étrange
véhicule surmonté d'une banderole publicitaire. Pedro alla chercher
sa grosse loupe pour tenter d'en déchiffrer l'inscription
partiellement cachée par le portrait.
NITAHI, ça te dit quelque chose ?
Pas vraiment, rétorqua Louise. Je ne lis pas encore dans le marc
de café.
Pedro resta interloqué. Le mot café associé à NITAHI agitait ses
neurones. Mieux valait ne rien laisser paraître plutôt que de
s'engager dans une explication encore un peu vaseuse. Il préféra en
revenir à la vraie raison qui l'avait amené à retrouver Loulou. Il
prit un air dégagé pour exposer sa demande :
Tiens, quand tu auras un peu de temps, tu essaieras de voir ce
qu'on peut trouver sur Aigle d'Argent.
Quand j'aurai un peu de temps. Pour l'heure, je préfère
m'intéresser à mes photos.
Tes photos ?
Oui, j'ai cru comprendre qu'elles n'avaient pas d'intérêt pour
toi...
C'est juste pour mes statistiques personnelles...
Il est vrai que le Pedro, il est le roi de la statistique.
Déformation professionnelle ou obsession des chiffres. Tout chez lui
passe en statistiques. Du nombre d'assiettes ramassées en une année
à la durée de vie d'une bombe de mousse à raser, en passant par le
poids des années accumulées et la taille des illusions.
5
Après
d'âpres palabres, Pedro a réussi a négocier les trois photos
représentant le même visage et la photo sur laquelle il a cru
pouvoir reconnaître le mot NITAHI. A peine avait-il quitté le
bureau de Louise que celle-ci s'installait devant son ordinateur. En
guise d'Aigle d'Argent, le moteur de recherche lui sert un dessin
animé version manga qui ne cadre pas vraiment avec les récentes
trouvailles de Pedro. Elle tente une autre entrée. On la renvoie sur
des notions d'héraldique et de blasons. Plus plausible déjà. La
lettre qu'elle a lue à Pedro émanait bien d'une fille d'un milieu
plutôt aisé de prime abord. Pourquoi pas une famille noble dont le
blason comporterait un aigle. Sauf que, si elle se souvient bien,
l'auteur de la lettre parlait de démolir l'Aigle d'Argent et on ne
démolit pas un blason comme on démolirait un immeuble. Il faut
qu'elle en réfère à Pedro.
Celui-ci s'est installé derrière son piano. A la place des
partitions, il a aligné les quatre photos que Loulou a bien voulu
lui rétrocéder. Il a l'oeil qui pétille et le regard que devait
avoir Champollion quand il a réussi à déchiffrer les hiéroglyphes.
J'ai trouvé, annonce-t-il sans modestie à Louise.
Moi aussi, mais je ne sais pas si cela apporte quelque chose de
plus !
Alors vas-y annonce !
Toi d'abord...
C'est même toi qui m'a mis sur la voie ma Louisette.
J'ai pas fait exprès !
Ça je m'en doute. En général, tu préfères garder les bons
filons pour toi. Mais t'es trop bavarde. C'est toi qui m'a mis sur
la piste des cafés NITAHI.
Jamais entendu parler.
Les doigts de Pedro se mettent à courir sur le piano. Il joint la
chanson à la mélodie :
Le café oh oh
Le café ah ah
Café Nitahi, café Nitahi dont l'arôme est exquis...
Qu'est-ce que tu me chantes là ?
Tu connais pas ?
Je n'ai pas ta culture mon cher Pedro.
Radio Luxembourg. Les années 50.
Pas de mon âge...
Pas
de mon âge, pas de mon âge. Et alors ? Je n'ai pas
personnellement connu Molière et pourtant je connais Le
Misanthrope.
J'en connais un aussi, mais peut-être pas le même...
Bon ça va comme ça. Dis-moi plutôt ce que tu as trouvé de ton
côté...
Je me suis plongée dans l'héraldique, dans des histoires de
gueule à une aigle d'argent, etc.
Et ça ne t'a pas blasé, ces histoires de blasons ?
Un tantinet vexée, Louise réplique vivement.
La prochaine fois, tu feras tes recherches tout seul...
Te fâche pas. Tu devrais essayer d'associer Limoges à la
recherche.
Et d'où tu tiens ça ?
Intuition masculine, pérore Pedro, tête haute et regard fier.
Il ne veut pas en dire davantage à Louise. Il a juste besoin qu'on
lui confirme ses premières impressions. Il sait bien que le café
NITAHI, il le voyait à l'épicerie de Limoges devant laquelle il
passait pour aller à l'école. Il a aussi reconnu le modèle de la
voiture aperçu sur les autres photos. Simca « Marly » à
plus d'un million de francs à l'époque. Ils n'étaient pas nombreux
à pouvoir se payer cette break qui pompait plus de 13 litres aux
cents. Quant à l'Aigle d'Argent, il est presque sûr maintenant
qu'il s'agissait d'un de ces immeubles en décrépitude démolis
quand il avait une vingtaine d'années dans le bas de la rue Vieille
des Carmélites. Au moins, Louise aura-t-elle du grain à moudre avec
cette nouvelle recherche et lui permettra-t-elle d'avancer à son
propre rythme pour comprendre ce qui peut bien se cacher derrière
ces photos volées à la barbe du temps.
Bien vu, car Louise est déjà à pianoter sur son clavier.
En ouvrant quelques archives, elle découvre l'histoire de l'hôtel
de l'Aigle d'Argent, « repaire de républicains » au XIXe
siècle, ayant hébergé un « banquet socialiste de femmes en
1849 », puis devenu insalubre un siècle plus tard selon le
rapport de l'architecte divisionnaire de la ville. Celui-ci n'hésite
pas à qualifier l'ensemble d'immeubles dangereux pour la sécurité
publique et pour celle des habitants, avec des installations
sanitaires indignes de l'époque.
Une situation qui n'avait pas empêché certains locataires de
prendre leur plume pour s'élever contre la démolition de l'Aigle
d'Argent. C'est bien la même crainte qui était exprimée dans le
post-scriptum de la lettre qui accompagnait les photos. Conclusion :
cette lettre était très probablement partie de Limoges, destinée à
quelqu'un qui connaissait bien Limoges et il est fort probable que
les photos aient elles-aussi été prises à Limoges.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire